Tinée, Vésubie, Roya : une résilience durable ?

Jeudi 1er Octobre 2020…
Depuis le balcon de notre appartement niçois, je vois des nuages sombres et très lourdement chargés filer à vive allure vers le Mercantour. Pendant des heures et des heures, on peut prendre la mesure des énormes quantités d’eau qui foncent à très grande vitesse pour venir forcément s’embouteiller, se densifier, au niveau des cimes maralpines.
Selon nos amis qui résident à Belvédère, tout a commencé à se gâter dès le lendemain matin. Des déluges d’eau. En début d’après-midi, les premiers appels au secours depuis Saint-Martin-en-Vésubie. A 17h00, c’est la panne de courant. L’usine électrique venait certainement de se faire emporter. «  De temps en temps seulement, on distinguait le tonnerre, le bruit de la rivière en furie était supérieur ! » nous confient-ils.

Les informations du samedi 3 octobre sont proprement hallucinantes. Le terme de « bombe météorologique » est utilisé rapidement. Il n’est pas surfait : les pompiers évoqueront littéralement une « zone de guerre ».
La réaction est rapidement à la hauteur de la catastrophe, qu’il s’agisse des secours professionnels comme des élans de solidarité informels.

Par une coïncidence extraordinaire, le mardi 6 octobre, je donnais une conférence à destination des étudiants de l’École de Condé de Nice qui a ouvert un Mastère « Matériaux Innovants et développement durable ». Le thème « Enjeu territoire : résilient ou durable ? ». Je ne pensais pas avoir à illustrer cette intervention d’une telle actualité à la fois aussi dramatique et aussi proche.

Quand la résilience collective s’active spontanément
En 2013, la résilience était déclarée « buzzword » de l’année par le magazine Time. En France, peu après la vague verte des dernières municipales, la résilience s’offrait pléthore de bureaux : adjointe à Paris cumulant les délégations à la « résilience » et à la « ville du quart d’heure », première adjointe à Strasbourg chargée de la « ville résiliente », deuxième adjointe à Lyon héritant d’une délégation à la « politique de résilience », adjoint à l’ « urbanisme résilient » et conseillère déléguée à la « résilience alimentaire » à Bordeaux, etc.

Mais de quelle résilience parle-t-on ce faisant ?

Car il y a en fait une résilience de temps de court et une résilience de temps long. Pour rappel, cette capacité qu’a un système de maintenir ses principales fonctions malgré les chocs, y compris au prix d’une réorganisation interne, est un concept utilisé par 5 courants majeurs : les sciences de l’ingénieur (Résilience Charpy en 1901), la psychologie (Cyrulnik et Duval), la science écologique (écosystèmes), la gestion des risques et des catastrophes, et la résilience communautaire. Cette résilience peut être collective ou individuelle.

La notion de résilience est souvent articulée à la notion de maintien des fonctions, de persistance, rejoignant ainsi la notion de durabilité. La différence entre les deux concepts est d’abord dans l’universalité du premier et la dimension anthropocentrée du second. On peut parler d’une forêt résiliente par exemple. Le premier est objectif et descriptif quand le second est subjectif et normatif. La résilience s’envisage sur les temps court et long, quand la durabilité ne se projette que sur un temps long. Au final, la résilience se conçoit comme un moyen, la durabilité comme une finalité.

En résumé, la résilience territoriale peut se définir comme moyen de gérer les soubresauts d’un système urbain et/ou territorial soumis à de nombreuses perturbations (résilience de temps court) et de le maintenir dans la trajectoire idéale de la durabilité (résilience de temps long) liée à un indicateur du système (la croissance économique, le bilan carbone, ou la démographie par exemple).

Avec la catastrophe maralpine liée à la tempête Alex, nul doute que sur les 5 courants de résilience, ce soit pour l’heure la résilience communautaire qui s’exprime à plein. Alors que le terme « communautaire » semble de plus en plus sensible en France, on peut aussi parler de « résilience collective » pour traduire le concept de Community Resilience. Ce courant s’intéresse en fait à la « résilience des communautés locales » : il s’agit d’un champ pluridisciplinaire qui s’inspire des courants de la psychologie, de l’écologie et de la gestion des catastrophes, et met l’accent sur les qualités réactives et proactives d’une communauté pour faire face à des perturbations ou à des chocs.

Au-delà des élans de solidarité qui se sont spontanément exprimés sur le département, il faut citer le cas de ces douze familles qui refusent de quitter le hameau de Boréon, situé au-dessus de Saint-Martin-en-Vésubie. Dans un reportage du journaliste de Nice Matin Grégory Leclerc, en totale immersion sur la catastrophe dès le premier jour, un de ces habitants résume ainsi l’esprit ambiant : « Nous sommes des montagnards. Et notez bien ça, le montagnard est discret par essence, mais il est solide et persévérant, et surtout déterminé. Infiniment déterminé. Notre village ne baissera pas les bras ». (Nice Matin du samedi 10 octobre 2020).
Nos amis nous apprennent que pendant les trois jours d’isolement total du village, le réseau local de plombiers a organisé une collecte de gazole auprès des habitants, vidant leurs cuves de chauffage en vue de continuer à faire fonctionner le groupe électrogène de l’Ehpad où certains résidents étaient sous oxygène.

Résilience et durabilité : pas toujours en phase !
L’opposition entre résilience et durabilité s’accentue en situation de catastrophe. Avec cette question : un développement peut-il être durable en période de crise lorsque la priorité est donnée à la protection des personnes et des biens, parfois au détriment de l’économie et de l’environnement ? La réponse est négative à l’aune de l’actualité récente, qu’il s’agisse de la ré-autorisation des néonicotinoïdes pour sauver la filière de la betterave sucrière, ou qu’il s’agisse de la tempête Alex et de sa noria d’hélicoptères entre Mercantour et littoral azuréen. Plus de 1000 rotations en moins d’une semaine. Il serait évidemment fort déplacé d’évoquer le bilan CO2 de la livraison de bouteilles d’eau minérale dans un tel niveau d’urgence humanitaire.

La résilience à ce stade des évènements est plus que jamais systémique. Elle semble bien fonctionner a priori sur le département en ce qui concerne les lifelines ou lignes de vie : eaux, énergies, déplacements, télécommunications. Leur interdépendance critique semble s’accorder avec une belle efficacité.

Avec les changements climatiques, force est de constater toutefois que les niveaux de risque augmentent. La dernière directive européenne (planche 24) demande aux états membres de considérer désormais une crue centennale non comme un événement extrême mais plutôt comme un événement de niveau moyen. Les niveaux de protection à assurer sont de plus en plus coûteux et impactent profondément le fonctionnement des territoires et des villes. Une contradiction se fait jour ainsi entre les politiques de gestion des risques et le développement des territoires.

Toute la différence entre un territoire résilient et un territoire durable est là. Plus que jamais, le risque doit être pris comme une composante et non comme une contrainte des territoires et de la ville. Selon notre nouvelle ministre de la Transition écologique, Barbara Pompili, venue constater les dégâts sur place : « Nous devons avoir une culture du risque qui nous permette de prendre des précautions préalables et d’être prêts à résister à des évènements climatiques extrêmes ».

Plus que centennale, une crue historique
Sur les vallées du Mercantour, force est de constater qu’il existe depuis une dizaine d’années des documents d’hydrologues qui prévenaient des risques d’une telle catastrophe sur ces montagnes. Ont-il été délibérément ignorés ou bien le niveau de la catastrophe du 2 octobre dernier était-il si peu envisageable ?
Toujours le 5 octobre, le géomorphologiste Johan Berthet publiait ses « premiers éléments d’analyse de la crue du 02/10/2020 de la Roya et la Vésubie ». Il répond en quelque sorte à la question que se posent nos amis de Belvédère : comment la dévastation a-t-elle pu démarrer dans un aussi petit vallon que le Boréon, alors qu’il y a 25 ans, la dernière crue fut moins violente au niveau de la Gordolasque, autre affluent de la Vésubie sur une vallée pourtant plus large ?
Le premier élément de réponse tient dans le niveau de pluviométrie concentré au même endroit. En 2013, la crue du Gave de Pau était consécutive à un cumul de précipitation compris entre 100 et 200 mm en 48h. Loin des 300 à 500 mm en 12h du 3 octobre dernier. Et certainement plus localement, notamment sur le Boréon. Pour le scientifique, « il faut remonter à l’Aiguat de 1940 dans les Pyrénées-Orientales pour trouver trace d’un événement de nature et d’ampleur similaire. » Jusqu’à 840 mm d’eau en 24h à Llau et près de 50 morts dans ce département. Dans les Alpes-Maritimes en ce début octobre, autant de pluie en 12h qu’en six mois ! Des ponts anciens datant du 19ème siècle emportés par les eaux. On est bien dans une crue supérieure à celle de 1926 qui avait meurtri le village de Roquebillière dans la Vésubie. Cette crue est bel et bien historique…
Second élément de réponse : il ne s’agit pas d’une simple crue mais d’un « épisode géomorphologique généralisé ». Selon Johan Berthet, « les lits de la Roya et la Vésubie ont pu atteindre ces hauteurs en s’exhaussant. C’est-à-dire que les rivières ont transporté et déposé des sédiments qui ont totalement remblayé ce qu’étaient leur lit auparavant. Les lits majeurs se sont ensuite confondus avec les lits mineurs. » Une « connectivité sédimentaire » hors norme sur l’ensemble des versants qui a modifié durablement le style géomorphologique de ces rivières : d’une morphologie en step pool à une morphologie en tresse. A certains endroits, on pourrait faire entrer le Var dans la Vésubie… Durablement ? « Les terrasses alluviales formées par la crue pourraient rester dans le paysage pendant des siècles » conclut le géomorphologiste.

Bounce back et bounce forward
A travers la notion de résilience certains voient l’idée de refuser toute évolution du système territorial en affirmant la volonté de retourner à un état stable préexistant à une crise. On parle de bounce back. Dans les faits, la résilience s’inscrit bien plus souvent comme une opportunité à changer de trajectoire. Passer d’une trajectoire idéale à une trajectoire désirable. On parle de bounce forward. C’est la dynamique du mouvement des Villes en Transition par excellence : avec la raréfaction des ressources, une approche résiliente consiste à changer de trajectoire quant à leur production et à leur consommation.

Avec les inondations, revient donc la question de l’artificialisation des sols alors que Barbara Pompili évoquait lors du même déplacement ces « sites où les rivières (…) canalisées n’ont pas laissé la possibilité aux champs voisins de jouer leur rôle d’éponge ». Difficile toutefois de comparer ce qui se passe aujourd’hui très en aval à l’embouchure du Var, en matière d’aménagement de l’Éco-vallée, avec le comportement sédimentaire historique que viennent de vivre les trois vallées du Mercantour. Difficile de polémiquer…

Une chose est certaine : le durable et la résilience ne chantent pas toujours la même chanson. En France, de nombreux éco-quartiers sont construits sur des zones inondables. Et comme le rappelait la ministre : « aujourd’hui encore, on artificialise l’équivalent de la surface d’un département tous les huit ans. »
Mais oui, la crise va obliger à revoir certaines trajectoires. Et de même qu’une crise économique majeure devrait normalement donner le coup de grâce aux entreprises zombies, de même une telle crise pourrait avoir raison par exemple d’un « service » en sous-fonctionnement tel que le Lycée de la Montagne de Valdeblore. Ce lycée dédié aux métiers de la montagne est un beau projet territorial sur le papier. Il y a de la résilience territoriale dans l’esprit, cela est incontestable. Mais dix ans après son ouverture, il s’avère être un établissement où «l’enseignement est bourré de trous » selon nos amis qui y scolarisait leur fille. Pas de véritable tissu humain autour, des conditions d’accueil des familles d’enseignants plus que médiocres. Résultat : une véritable hémorragie de profs. Le Guide de Haute Montagne sur la section alpinisme est parti. Ainsi que le prof de gym. Et c’est à nouveau un militaire que l’on case sur un enseignement important d’une filière STMG. Pour les élèves, il n’est pas rare de n’avoir qu’une heure de cours sur une journée. Avec la crue meurtrière et l’accès provisoirement impossible, panique à bord : on craint déjà en très haut lieu que le lycée ne se vide définitivement. Eric Ciotti a déclaré qu’il était prêt à y envoyer les élèves… en hélico ! Nous accueillons aujourd’hui la fille de nos amis qui s’est inscrite « en catastrophe » dans un lycée de Nice. Non pas provisoirement mais jusqu’à son bac : il y va non pas de sa scolarisation, mais de son niveau.

Ce qu’il faut souhaiter surtout c’est que les limites de la résilience ne soient pas matérialisées par la nouvelle réalité géomorphologique locale. C’est l’avenir de Saint-Martin-en-Vésubie même qui pourrait être en jeu : certains géologues dépêchés sur place n’écartent pas l’hypothèse que le soubassement du village ait bougé. En étau entre les vallons du Boréon et de la Madone, une position fragilisée. Un cuisinier qui travaillait dans l’Ehpad de Saint-Martin-en-Vésubie témoigne que l’établissement tremblait littéralement lors de la crue…

Une pensée qui me serre le cœur eu égard à mon attachement à ce village et à cette vallée depuis notre arrivée sur Nice il y a près de 25 ans…