Nul doute que le monde se soit complètement contacté, rétracté serait plus précis, depuis le 11 septembre 2001. Le sacrifice des deux tours sur le grand échiquier du monde n’était que le début d’un long processus de durcissement. Avec, plus de 20 ans après, au moins trois grands responsables de régression à l’aune de nos droits fondamentaux : le terrorisme islamiste, les pandémies, la guerre commerciale… Oui, deux décennies chaotiques qui, paradoxalement dans cette ère dite de mondialisation, auront permis le grand retour des frontières !
Et chaque état d’urgence venant rogner un peu plus à chaque fois, par effet cliquet, nos libertés fondamentales, le tout sécuritaire s’est imposé dans nos quotidiens jusqu’à l’infantilisation la plus caricaturale.
Poètes, vos papiers !
Poètes, papier !
Poètes, documenti !
Il doit quand même bien se marrer dans sa tombe l’ami Ferré…
Mais dans cette époque et dans ce pays où les « forces de l’ordre » sont désormais plus nombreuses que les paysans, il y a peut-être paradoxalement (justement ?) une espèce de poète qui semble disposée à reprendre un peu sa liberté de mouvement. Si l’on veut bien entendre par poésie une relation au monde et pas seulement un talent littéraire.
En effet, pendant que les migrants se font salement gazer à Grande-Synthe ou durement rétentionner à Vintimille, il est une espèce disparue qui refait surface : le chemineau.
Oui, depuis quelques années, on assiste me semble-t-il au grand retour du vagabond volontaire. Les plus lettrés étant les plus médiatisés.
Alors quoi, en pleine reconduction de l’état d’urgence sanitaire, trendy à nouveau ce vagabondage qui n’est plus officiellement réprimé en France que depuis 1994 ?
Et si la « virée buissonnière » était devenu paradoxalement en 2021, un des derniers refuges de nos libertés peau de chagrin ?
Cette vie nomade et libre, nous sommes nombreux je crois à la fantasmer.
A la rêver en réécoutant jusqu’à plus soif le nomade Henri Salvador nous susurrer que « tous les vagabonds vagabondent, abondent dans mon sens ». Sylvain Tesson devenu la coqueluche des plateaux télés. Gaspar Koenig dans son errance estivale et à cheval, entre deux confinements. Et puis ce livre, tiens, qui vient de sortir en janvier dernier : « Le chemin des Estives ». Charles Wright, écrivain-communicant -journaliste, dans le cadre de son noviciat chez les Jésuites, y relate cette épreuve imposée : « le mois mendiant ». Ce qui consiste très concrètement en « une marche de quatre semaines, sans téléphone portable, sans tente, sans carte bleue, et sans le moindre sou en poche. » L’auteur va choisir le Massif Central comme cadre de ses pérégrinations.
Le style est plutôt bon et le carnet de bord riche d’expériences édifiantes quant à cette France rurale ou à tout le moins « périphérique » que sait si bien chroniquer par ailleurs le mook Zadig.
Ce qui me surprend, ce sont les petites piques que l’auteur se sent obligé d’adresser, toujours en creux, à Sylvain Tesson. Car ce dernier est aussi athée a priori que le second a la foi tatouée sur le cœur. Des « Chemins noirs » au « Chemin des estives », avec ou sans Dieu dans les bagages, je m’aperçois à quel point, malgré « l’ivresse de la liberté » et surtout la sensation de prendre du recul sur le monde que procure ce type d’échappée, l’on chemine toujours finalement avec son indécrottable prisme personnel. Cet intime et humain parti pris sur le monde. Tout simplement, parce que notre connaissance du monde ne peut jamais être totale (voir mon post précédent). Déconnecter pour mieux se reconnecter n’est pas une baguette magique qui va nous donner soudain, au détour d’un chemin, la bonne lecture du monde. Ni la plus juste ni la plus objective, c’est certain…

Au détour d’un sentier, l’auteur tombe sur un serpent en train de manger une souris. Sa réflexion est assez surprenante : « N’en déplaisent à ceux qui divinisent la nature, dans son ordre ce n’est pas la devise républicaine qui prévaut, mais plutôt le règne de la force et cette loi de « l’entre-dévorement universel » mise au jour par Pascal : tout, dans la création, incline à dominer, dévorer, tuer ce qui l’entoure ! » Je crois que quelqu’un dans son entourage devrait lui mettre entre les mains l’ouvrage de Pablo Servigne et Gauthier Chapelle : L’Entraide, l’autre loi de la jungle. Sans nier la prédation ni le parasitage, il est désormais scientifiquement admis que c’est la coopération, la symbiose par exemple, qui est le plus majoritairement à l’œuvre dans la Nature… Là encore, on prend toute la mesure de la vision imprimée par le Christianisme dès la Genèse (9:2) : « Dieu bénit Noé et ses fils et leur dit : soyez féconds, multipliez, et remplissez la terre. Vous serez un sujet de crainte et d’effroi pour tout animal de la terre, pour tout oiseau du ciel, pour tout ce qui se meut sur la terre, et pour tous les poissons de la mer : ils sont livré entre vos mains. » Mission accomplie, cher(s) rédacteur(s) de l’Ancien testament ! Il aura fallu attendre le Laudati Si, sur la Sauvegarde de la maison commune du Pape François, pour corriger le tir. Mais oui, le mal est fait…
Autre exemple, cette façon que l’auteur a de fustiger le concept de résilience dont il donne une définition erronée : « ce vocable à la mode suggère que nos souffrances se volatilisent, qu’on repart à zéro, alors que les blessures ne disparaissent jamais, on essaie de vivre avec. » Ce post n’est pas un cours sur la résilience mais le lecteur avisé, qu’il connaisse le travail d’un Boris Cyrulnik ou celui des écologues qui se sont penchés par exemple sur la question de la résilience des forêts, savent qu’il s’agit de la capacité qu’a un système de maintenir ses principales fonctions malgré les chocs, y compris au prix d’une réorganisation interne. Y compris donc avec des cicatrices. Le fait que « résilience » ait été élu en 2013 buzzword de l’année par le magazine Time n’enlève en rien la pertinence d’un concept initialement formulé par les Sciences de l’ingénieur (Résilience Charpy). La chanteuse Barbara, violée dans son enfance, fut une figure de résilience qui a littéralement « composé » avec ses souffrances. Quand je vais à La Croix Valmer, dans le Var, je vois bien à quel point la forêt qui s’est consumée il y a trois ans est un écosystème à la fois extraordinairement résilient et arborant des stigmates qui témoignent encore de la violence de l’incendie.
Mais bon, il est de bon ton actuellement de dévaloriser le concept. On politise absolument tout. J’ai lu quelque part que la « biodiversité » était un concept du libéralisme. WTF !
J’irai bien sûr au bout de ce livre. Comme j’irai probablement cette année au bout d’un vieux rêve : vivre pareille expérience.
C’est mon grand projet de l’été 2021. Voler une semaine sans but sur des chemins de nature et de silence. En France. Je ne sais pas trop quelle est la nature de mon prisme personnel, de mon décodeur intime. Mais je crois que je méditerai sur ce terme de « dromomanie » apparu à la fin du XIXème siècle dans la terminologie psychiatrique. Cette « impulsion à se déplacer » aura donc été considérée comme une maladie mentale. Après les « folles hystériques », les « aliénés voyageurs ». Une bien belle époque aussi celle-là… Cette « médicalisation du vagabondage » faisait les affaires d’une société conservatrice et productiviste bien décidée à arrimer la force de travail à sa machine.
Pour clore ce post positivement, je souhaite juste vous conseiller cette plateforme d’un vagabond-philosophe contemporain dont le prisme me séduit au point de m’être abonné à sa newsletter. Sur les traces de Montaigne, un moraliste moderne épris de liberté qui a parcouru l’été dernier les 2500 kilomètres qu’avait parcouru en son temps le philosophe des Essais. Gaspard Koenig vient en effet de lancer le mouvement SIMPLE sur le constat, simple, de l’extrême complication de notre système administratif jusque dans les démarches les plus élémentaires: « au-delà de mes écrits, j’ai donc décidé d’agir. Je lance SIMPLE, un mouvement citoyen dédié à la simplification du quotidien. » Avec le projet clair d’inscrire cette thématique au cœur des débats des prochaines présidentielles. Un chiffre parmi d’autres : 36% des personnes éligibles au RSA y renoncent faute de pouvoir remplir les formulaires.

Le vagabondage volontaire est un projet qui place bel et bien la simplicité comme programme de vie provisoire. Lequel peut arriver à déteindre durablement sur nos comportements lorsque rentrés au bercail. Raison pour laquelle ce thème trouve sa place sur ce blog dédié à la Transition pour le moins houleuse que nous vivons.
Dans son véritable manifesto pour « Une vie plus simple », Gaspard Koenig va au-delà de la problématique des normes qui polluent nos existences : « La simplicité est un objectif complexe à atteindre. Ce doit aussi être pour moi, et j’espère pour beaucoup de citoyens, une philosophie de vie. Voici comment je la décrirais. Au quotidien, la simplicité suppose un certain dépouillement, en évacuant peu à peu le superflu qui est le lot de la surconsommation. J’ai dû pousser cet exercice à l’extrême lors de mon voyage à cheval, avec deux sacoches pour tout bagage, et pourtant rien qui me manquait. « Simplifiez, simplifiez ! » recommandait déjà le philosophe H.D. Thoreau. (…)»
Suivent les autres dimensions dans laquelle cette simplicité peut et doit être mise en œuvre : dans le rapport à l’autre, face aux outils numériques, dans le monde de l’entreprise, dans l’écologie, en art, en philosophie. Le lecteur intéressé peut télécharger ici ce manifesto.

Mais pour ce qui est du premier item concernant notre relation à la consommation, cela renvoie bien sûr au concept de la « sobriété heureuse ».
Là encore, j’ai découvert avec stupéfaction que cette idée au moins aussi vieille que les stoïciens avait été classée dans les concepts suspects. Il y a eu ces dernières années, cet article dans le Monde Diplomatique sur Pierre Rabhi, un portrait complètement à charge notamment sur le succès commercial des œuvres du philosophe-paysan. Prôner la sobriété heureuse et gagner beaucoup d’argent avec ses livres posait un problème à ce jeune journaliste qui avait sûrement besoin de se faire un nom. Un bien drôle de raisonnement. Surtout quand on connaît le style de vie de Pierre Rabhi. Lequel est tout sauf un gourou pour moi, je tiens à le préciser. Mais bon, Le Monde Diplo ça reste au final de la presse d’opinion parmi d’autres. Ce journaliste crucificateur ne sait peut-être pas que le pendant existe dans le monde l’entreprise sous le vocable de frugalité…
Hum… Cette suspicion généralisée sur les concepts contemporains de la transition mérite certainement un post dédié. A suivre donc…
Bref, de l’humeur vagabonde, dernier refuge de liberté, au désir de simplicité, il y a la possibilité, si simple car accessible, d’entrer dans cette sobriété heureuse autrement que dans un dîner entre convives prompts à refaire le monde. Repenser nos besoins à travers une escapade plus ou moins spartiate c’est peser sur cette foutue hyperconsommation qui mine le monde. Dès le début des années 60, l’économiste américain John K. Gabraith soutenait que « les besoins sont en réalité le fruit de la production. » (L’ère de l’opulence, 1958). Et non l’inverse : « Imagine-t-on qu’un homme se levant chaque matin soit assailli par des démons qui lui insufflent une folle envie tantôt de chemises en soie, tantôt d’ustensiles de cuisine, tantôt de jus d’orange ? »
Finalement, c’est peut-être cela aussi qui fait les beaux jours à nouveau de la tendance Hobo : le credo du simple. Oui, « simplifiez » nous exhortait le célèbre marcheur de Walden. C’est aussi en substance le message de Nougaro lorsqu’il nous invitait à Tourner la page : « redevenir tout simple, comme ces âmes saintes, qui disent dans leurs yeux : mieux. »
Du chemin d’estive du novice jésuite aux chemins noirs de l’aventurier stégophile, nulle envie pour moi de prendre parti entre « Le moine et le philosophe ». Ceux qui me connaissent ont une petite idée je crois de mon prisme personnel. Le genre libertaire croyant. Un truc comme ça. Foutues cases ! Léo Ferré a dit que la musique l’empêchait d’être totalement incroyant. Personnellement, c’est surtout le silence.
A défaut d’avoir la qualité d’âme (la force d’âme ?) pour tourner la page, je tournerai les talons un court moment cet été au bruit de ce monde, à son bzzzzzzzz non-stop, pour m’enfoncer au plus profond des chemins du silence…
Le mot de la fin pour Thoreau, encore et encore, qui a dit mieux que quiconque l’appel de la route :
« J’ai la nostalgie d’une de ces vieilles routes sinueuses et inhabitées qui mènent hors des villes… Une route qui conduise aux confins de la terre… où l’on puisse oublier dans quel pays on voyage… sur laquelle on chemine comme un pèlerin, n’allant nulle part… où l’on ne rencontre que de rares voyageurs… où l’esprit est libre… qui vous conduise jusqu’aux régions les plus éloignées de la terre… elle est assez large… aussi large que les pensées qu’elle vous inspire… »
Et s’il faut chanter ou siffloter tout au long du chemin, nous nous laisserons gagner par l’entêtant refrain du Like a Hobo de Charlie Winston.
THE LESS I HAVE, THE MORE I AM A HAPPY MAN…
