Et si le vide de projet de politique générale se traduisait par l’instrumentalisation des émotions ? Ou comment gouverner à partir de la peur ou de la colère.
Et que se passerait-il si nous choisissions la joie ? Utopie ou opportunité résiliente de transformer le monde ?
Crises, choc et peur
Une « stratégie du choc » est un ensemble de tactiques brutales qui visent à tirer systématiquement partie du désarroi d’une population à la suite d’un choc collectif pour faire passer en force des mesures extrémistes en faveur des grandes corporations, mesures souvent qualifiées de « thérapie de choc ».
Naomi Klein
La crise sanitaire a mis en lumière les effets du gouvernement par la peur et aussi les mesures drastiques prises pour priver les citoyens de liberté au prétexte de la santé publique. Et ceci dans l’assentiment quasi général. Si nous voulions tester la soumission d’un peuple nous n’aurions pas fait mieux. Comme le test a été mondial, nous voyons l’efficacité de la gouvernance par la peur. Stratégie largement décrite par Naomi Klein[1]. Chacun étant invité à dénoncer son voisin, tandis que la « collaboration » de bien triste mémoire n’est pas si éloignée dans notre histoire. Les progrès numériques fournissent les ressources idoines pour une surveillance accrue[2] de chacun dans l’acceptation apathique de la majorité. Celle-ci privilégiant le fait d’être tranquille aux soubresauts ébouriffants de la liberté.
L’amnésie historique est un phénomène inquiétant,
non seulement parce qu’elle porte atteinte à l’intégrité morale et intellectuelle,
mais aussi parce qu’elle prépare pour les crimes à venir.
Noam Chomsky
Gouverner en entretenant la mémoire consisterait à développer l’esprit critique par la profondeur des analyses philosophiques et historiques et il semble que le temps d’Albert Camus, Jean-Paul Sartre, Hannah Arendt ou encore Simone Weil soi relégué aux bibliothèques de philo.
De la peur à la colère, l’apologie de l’affrontement
Dans un contexte général populiste et régressif valorisant les communautés qui s’affrontent, il n’y a guère d’interstices pour le dialogue, le débat fécond. En revanche, à la peur succède la colère et c’est le carburant émotionnel des extrêmes de droite comme de gauche. Le libéralisme entretient la peur et la soumission lorsque les populismes vendent la colère et les révolutions comme promesse de meilleurs lendemains.
Les colères attisent les conflits et conduisent plus sûrement aux affrontements qui permettent l’avènement des armées pour faire respecter l’ordre. Et nous passons des « gardiens de la paix » aux « forces de l’ordre », comme aime à le rappeler Patrick Burensteinas. Car les mots ont un poids sur le réel, l’influence et le colore de l’intention de ses gouvernants.
L’art de la guerre, c’est de soumettre l’ennemi sans combat.
Sun Tzu l’art de la guerre
Marteler son discours de langage guerrier prépare les esprits aux affrontements et les ventes d’armes trouvent alors tout naturellement leur chemin vers les zones de combat. La guerre est alors la norme et la paix vécue comme une utopie. Pourtant, plus de 70 ans sans guerre mondiale nous avait fort bien convenu jusqu’ici.
Chacun a la responsabilité de faire croître la paix en lui afin que la paix devienne générale.
Dalaï Lama
La prise de conscience écologique : carrousel d’émotions
Les mises en garde des acteurs engagés pour le climat agissent sur trois émotions : la peur, la colère et la tristesse. Les alertes répétées conduisent à sortir les personnes du déni et certaines sombrent alors dans l’éco-anxiété. D’autres envisagent des actes virulents que d’aucuns qualifient d’écoterrorisme, car face au déni et à l’inaction, après de multiples stratégies, il ne reste plus que la violence de la colère et du désarroi. Les rapports du GIEC et des acteurs qui relaient ces messages conduisant surtout à la peur, craignant de ne pas savoir agir correctement.
Mes forêts sont en train de brûler partout, mes coraux sont en train de crever, mes lacs s’assèchent, beaucoup de mes habitants veulent fuir leur pays … Pour préserver ce qui peut l’être, vous avez 30 ans pour diviser les émissions de gaz à effet de serre par 3.
Vous pouvez aussi attendre que tout devienne invivable.
Le monde sans fin. Jean-Marc Jancovici
Et ce qui taraude tous ceux qui sont impliqués dans les transitions c’est l’inertie des comportements. La grande majorité a bien du mal à modifier ses habitudes. La créativité vient en renfort pallier les silices de nos routines. Les fresques[3] se multiplient pour réussir à faire bouger les lignes et parvenir à ce point de bascule tant rêvé, étape à partir de laquelle la minorité des citoyens agissant permet de passer d’un paradigme déclinant à celui émergent. Il faut un nombre significatif d’individus engagés dans le modèle de société en construction pour que l’ancien se délite et laisse la place au nouveau.
Assumons que nous sommes dans une étape de bricolage au sens de Lévi-Strauss[4], nous avançons par essais-erreurs, à plus de 8 milliards sur un bateau dont certains assurent qu’il s’agit du Titanic, comme le mentionnait à son époque Nicolas Hulot, d’autres le radeau de la Méduse… Nous tâtonnons pour co-construire demain. Pour le moment, nous avons la tête dans les utopies et nos comportements restent souvent coincés dans le modèle de compétition égotique. Le décalage tient à la difficulté d’incarner nos convictions. Mais ça progresse.
Dans notre monde complexe et systémique, les effets de nos actions reviennent de plus en plus vite et nous permettent de nous réguler et de nous ajuster pour modifier ce qui doit l’être.
Et si pour réussir les émergences d’alternatives nous convoquions la joie ?
Et si nous mobilisions la joie ?
Le désir qui naît de la joie est plus fort que le désir qui naît de la tristesse.
Baruch Spinoza
Et si nous misions davantage sur un désir « pour » qui libère plutôt qu’un désir « contre » qui aliène ? Longtemps la joie a été bannie, principalement depuis les Lumières et encore davantage au XIXeme siècle, celle-ci devenant l’apanage des classes populaires depuis que le bonheur pour tous avait poussé les nobles à privilégier le spleen, la nostalgie dans un romantisme de classe. Plus tard, manifester socialement trop de joie était assimilé à de l’hystérie et déclassé comme expression féminine et inappropriée au champ professionnel[5]. Le sérieux et les bougonneries devaient alors régir le champ des performances pendant plusieurs décennies ; ceci jusqu’à ce que Spinoza[6] soit redécouvert avec la quête du bonheur au travail.
Que se passerait-il si nous placions la joie comme émotion principale pour gouverner nos vies, nos engagements et nos États ? Une fois la critique « bisounours » ou « doux rêveur » passée, nous pourrions mobiliser l’extraordinaire énergie des hormones décrites dans la psychologie positive[7], la dopamine, la sérotonine, l’endorphine et l’ocytocine[8] qui, toutes, apportent motivation, enthousiasme, motivation et renforcement positif des actions.
Alors, pourquoi ne pas fonder nos sociétés et le moteur de nos changements sur la joie ?
Comme l’avait mis en perspective Spinoza en son temps, la joie est intrinsèquement liée à la liberté. Un être joyeux, et donc non soumis à ses tourments, pourra écouter ses désirs véritables et choisir, en conscience, là où il souhaite mettre son énergie et déployer ses actions.
Quel est donc le gouvernement qui aurait envie de s’accommoder de la liberté de ses citoyens, une démocratie mature, une gouvernance partagée ?
Pourtant quelles énergies dépensées à contenir les citoyens !
Et si nous prenions le risque de partager le pouvoir ? Et si nous tentions de nous rendre autonomes et de partager une gouvernance qui nous conduise à devenir matures et « fabrique » des Hommes et des Femmes Debout, libres et engagés ?
C’est essentiellement une question de représentation du réel qui nous empêche de réaliser des transformations d’envergure. Osons remplacer la séquence : compétition, opposition, conflits, guerre « normale » par coopération, entraide, confiance, la paix est la norme et voyons les émotions mobilisées et les changements significatifs dans les comportements individuels et collectifs. Ceci a un impact sur toutes les composantes : économique, politique, sociale. Nous pourrions muter d’un pouvoir basé sur l’ego à une puissance de vie construite sur l’éco.
Comme dirait l’Institut des Futurs Souhaitables, au pire ça marche !
Essayons les transformations basées sur la dynamique du vivant et la joie.
Christine Marsan, 24 janvier 2024.
[1] https://www.actes-sud.fr/catalogue/economie/la-strategie-du-choc
[2] https://www.unilim.fr/interfaces-numeriques/461
[3] La fresque du climat est la plus énergique et efficace avec plus d’un million de fresqueurs dans le monde. https://www.linkedin.com/feed/update/urn:li:activity:7049631725458444288/
[4] « De nos jours, le bricoleur reste celui qui œuvre de ses mains, en utilisant des moyens détournés par comparaison avec ceux de l’homme de l’art. /…/Le bricoleur est apte à exécuter un grand nombre de tâches diversifiées ; mais, à la différence de l’ingénieur, il ne subordonne pas chacune d’elles à l’obtention de matières premières et d’outils conçus et procurés à la mesure de son projet: son univers instrumental est clos, et la règle de son jeu est de toujours s’arranger avec les « moyens du bord », c’est-à-dire un ensemble à chaque instant fini d’outils et de matériaux, hétéroclites au surplus, parce que la composition de l’ensemble n’est pas en rapport avec le projet du moment, ni d’ailleurs avec aucun projet particulier, mais est le résultat contingent de toutes les occasions qui se sont présentées de renouveler ou d’enrichir le stock, ou de l’entretenir avec les résidus de constructions et de destructions antérieures. L’ensemble des moyens du bricoleur n’est donc pas définissable par un projet (ce qui supposerait d’ailleurs, comme chez l’ingénieur, l’existence d’autant d’ensembles instrumentaux que de genres de projets, au moins en théorie) ; il se définit seulement par son instrumentalité, autrement dit, et pour employer le langage même du bricoleur, parce que les éléments sont recueillis ou conservés en vertu du principe que « ça peut toujours servir ». /…/ Sans jamais remplir son projet, le bricoleur y met toujours quelque chose de soi.» Claude Levi Strauss, La pensée sauvage – Agora (1962)
[5] Histoire des émotions, vol. 1 à 3, Collectif, Points, 2021. Christophe André, Psychologie de la peur : craintes, angoisses et phobies, Odile Jacob, 2005.
[6] Bruno Giuliani, Le bonheur avec Spinoza, Almora, 2017. Frédéric Lenoir, Le miracle Spinoza : une philosophie pour éclairer notre vie, Le Livre de Poche, 2019.
[7] Jacques Lecomte, Introduction à la psychologie positive, Dunod, 2014. Christophe André, Et n’oublie pas d’être heureux, Odile Jacob, 2016.
[8] La dopamine est un neurotransmetteur, elle renforce les actions qui apportent du plaisir et active le système récompense/renforcement. Elle peut conduire à des prises de risques. La sérotonine est également un neurotransmetteur, associé à l’état de bonheur et pousse l’individu à maintenir une situation qui lui est favorable et tend à éviter les risques. L’endorphine est un neuropeptide opioïde, un neuromédiateur qui a des propriétés analgésiques, similaire aux opiacés et procure une sensation de bien-être et d’euphorie. Elle est particulièrement secrétée lors d’activités physiques, ce qui peut expliquer l’addiction aux sports intenses. L’ocytocine est un neuropeptide qui est impliqué dans la reproduction sexuelle particulièrement pendant et après la naissance. Elle se traduit par la confiance, l’empathie, l’attachement, la générosité et la sexualité.







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