Les Sentinelles : 5 ans d’immersion dans le non-accueil des migrants

(Crédit photo : Guy Ouillon)

Ce ne sont pas les mêmes Sentinelles de l’opération du même nom… Disons que ce n’est pas la même armée. Ce qui est donné à côtoyer ici dans un quotidien tour à tour joyeux et désespérant, ce sont les bataillons de solidaires. Les Sentinelles est un ouvrage écrit à quatre mains qui donne à voir sans pathos ni virulence la terrible réalité de ce qui s’est joué, et continue à se jouer, à nos portes. En cette ville-frontière de Vintimille où ceux que l’on appelle les migrants viennent se frotter à la pire épreuve de leur périple depuis l’errance en pleine Méditerranée : l’implacable et intraitable Europe-forteresse. Le projet de ce livre-témoignage : relater « cinq années de rencontres, de tristesse, de joie, de vie, de mort, d’espoir et de désillusion, cinq années que l’histoire ne devrait pouvoir – ni devoir – oublier ». Du 9 juin 2015, date à laquelle la France décide à nouveau de fermer sa frontière (elle l’avait déjà fait lors de la révolution tunisienne de 2011), au printemps 2020 figé par le coronavirus, il s’agit d’une contribution fiable et détaillée au devoir de mémoire si cher à nos gouvernants. Ne pas oublier donc…

D’abord, ne pas oublier les « héros de chair et d’os » dont l’identité se dissout bien trop facilement sous le terme générique de « migrants ». De même qu’il y a des SDF, ces « petit tas tombés, petit tas mis là » (air connu), il y a des migrants donc. Sans visage. Sans nom. Oui, d’abord les faire exister à jamais au détour d’un livre. Ceux du happy end comme ceux qui ont chuté d’un viaduc, pourchassés par des uniformes bien trop zélés. Ambitionner pour le récit-témoignage ce que Laurent Gaudé envisageait via la poésie : ne pas oublier « la vieille valeur sacrée de l’écrit : faire que des vies soient sauvées du néant parce qu’on les aura racontées » (De sang et de lumière, Actes Sud).

Et puis ne pas oublier non plus l’infamie de cette Europe archi-barricadée, foulant aux pieds sans état d’âme, et sans conséquence, les droits de l’homme les plus élémentaires, en l’espèce le devoir d’asile et la liberté de circulation. «We are lost in Europe » sera le cri de détresse d’un migrant sur une radio française. La France proposant probablement le pire de ce qui a pu être fait depuis la seconde guerre mondiale : contrôles au faciès dans les trains, reconduction illégale de mineurs à la frontière, non application des process de demandes d’asiles à l’entrée sur le territoire français, ou pire, formulaires pré-remplis dans le sens d’un renoncement à cette demande d’asile, enfermements arbitraires dans les conditions les plus indignes, intimidations et violences policières… Cette France qui à l’été 2016, n’aura «accueilli que 1 330 des 30 000 réfugiés promis d’ici 2017 ».

Ne pas oublier enfin… les sentinelles. Les solidaires, les observateurs, les juristes et autres militants, des deux côtés de la frontière, qui ont permis non seulement un accueil digne de cette soi-disante « misère du monde » piégée à Vintimille, dans le gîte et le couvert, mais se sont engagés bien au-delà pour la défense de leurs droits et la visibilité de leur cause. A l’heure précise où j’écris ces lignes, tombe cette déclaration du nouveau maire de Colombes, Patrick Chaimovich : « Les gendarmes français qui ont obéi aux ordres de leurs supérieurs en mettant en œuvre la rafle de Vel d’Hiv (…) sont les ancêtres de ceux qui aujourd’hui, avec le même zèle, traquent les migrants, les sans-papiers, les déboutés des droits humains, ces êtres vivants qui essaient de vivre dans le dénuement. » Prononcée lors de la commémoration de la rafle du Vel d’Hiv le 19 juillet dernier, elle est l’expression, courageuse de la part d’un élu, du constat bien réel qui ressort de cette enquête-témoignage, à la fois sobre dans le style mais précise dans les faits. De la même manière, l’on peut probablement dire que les sentinelles de cette frontière maudite sont les héritiers des résistants d’hier.

Il faut lire le livre de Teresa Maffeis et Aurélie Selvi. Deux femmes. Une militante et une journaliste. Unie dans la solidarité et le devoir d’humanité. En tant que citoyen, exprimant ma solidarité davantage dans les mots que sur le terrain, mon admiration est sans borne pour Teresa Maffeis, figure incontournable et infatigable de la solidarité sur cette Côte d’Azur notoirement atone ou hostile en la matière. En tant que journaliste, je reste admiratif de la distance qu’aura su trouver Aurélie Selvi dans son sujet, dans son travail de journaliste citoyenne. La bonne distance entre la rigueur du travail d’investigation et l’émotion du vécu. Tout est toujours question de limite. De frontière. C’est quelque chose qui parle quand on a vu le jour à Saint-Julien en Genevois…

(Crédit photos : Guy Ouillon)

Oui, ce livre est un témoignage indispensable dans cette parenthèse de l’histoire qui fera date, pour reprendre les ultimes mots du philosophe niçois André Tosel, convoqué par deux fois dans l’ouvrage. Et cités à la fin de ce post.

Car cette réalité d’aujourd’hui, dans son inhumanité et sa violence, sera probablement intrigante pour les historiens et les générations du futur. Le 15 juillet dernier, l’Institute for Health Metrics and Evaluation (IHME) publiait une projection démographique planétaire qui remet en cause le scénario d’une croissance continue envisagé par le dernier rapport de l’ONU : nous serons sur un pic de 9,7 milliards d’êtres humains en 2064, avant un déclin se stabilisant en 2100 à 8,8 milliards. Des pays comme la Chine, la Corée du Sud, le Japon, l’Espagne et même l’Italie verront leur population diminuer de moitié ! Pour modifier la trajectoire démographique, Christopher Murray, Directeur du très respecté institut, évoque outre la protection du droit des femmes, la mise en place de « politiques d’immigration libérales » : « nous estimons que plus tard dans le siècle, les pays qui ont besoin de travailleurs migrants devront rivaliser pour les attirer. »

Voilà pourquoi « Les sentinelles » est un livre précieux. Que je transmettrai à mes fils, à mes petits-enfants, à mes arrières-petits-enfants…

Il y a bien longtemps que le genre Sapiens pérégrine sur cette planète. Migrant inlassablement depuis le berceau africain. Il n’y a pourtant pas si longtemps que le monde s’est figé, crispé, claquemuré en ses frontières. Paradoxalement plus mondialisé et plus verrouillé que jamais. Le voyage en avion est devenu une expérience fascisante écrivait sans rire Michel Houellebecq… Les états d’urgence successifs, invoquant tantôt la menace terroriste tantôt les périls sanitaires, ont vidé de toute réalité le principe de libre circulation inscrit dans cette fameuse Charte des Droits de l’Homme pour laquelle la France devrait cesser de se poser en donneuse de leçons.

Il faut absolument lire ce livre.
Pour que l’Histoire soit complète.
Objectivement complète.

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(Crédit photo : Albert Facelly)

« Elle fera date, la pratique éthique de l’hospitalité par de nombreux citoyens français et aussi italiens à la ville frontière de Vintimille et tout au long de la vallée de la Roya qui, chevauchant et ignorant la frontière, serpente entre France et Italie.
Tout comme fera date sa cause immédiate, l’arrivée massive sur les côtes méditerranéennes de milliers de réfugiés venus au péril de leur vie, surtout d’Afrique, chercher un refuge contre les horreurs de la guerre ou les impasses de la misère. Elle fera date aussi, en effet, l’orientation de la politique dans le sens de la répression et du refoulement que suivent les États de l’Union européenne. Ces États ont révisé à la baisse, voire supprimé de fait, le droit politique à l’hospitalité qui leur imposait l’accueil des populations en exil depuis la Convention de Genève de 1951, qu’ils avaient signée à la suite des violences inouïes endurées par de nombreuses populations durant la guerre de 1939-1945. C’est cette transformation « décivilisatrice » que les pratiques des citoyens et citoyennes de la vallée de la Roya ont tranquillement combattue. Rien désormais ne sera plus comme avant. »

André Tosel (1941-2017)