Ce n’est pas une nouveauté, un bon nombre d’entre vous l’ont probablement déjà lu. Ou pas. Le livre est sorti en 2018, a obtenu le Prix Pulitzer en 2019. Comme sa parution n’est pas non plus si ancienne que ça, j’ai tenu à le faire figurer dans ma rubrique Livres pour deux raisons. La première est qu’il s’intéresse explicitement à la thématique de l’effondrement et aux enjeux de l’Anthropocène. La seconde est qu’il traite ces enjeux par la fiction et non comme un livre savant. Personnage principal de ce drame écologique : l’arbre. Ou plutôt la forêt pour être précis. Arbre avec lequel nous partageons 25% de nos gènes alors que les deux grands règnes du vivant, animal et végétal, se sont séparés il y a « seulement » 1,5 milliard d’années. Attention, chef d’œuvre ! Vous avez aimé « La vie secrète des arbres » de Peter Wohlleben ? Pour vous « Avatar » n’est pas juste un blockbuster à pop-corn mais s’appuie sur des thèses scientifiques très sérieuses quant à la « société des arbres » ? L’Arbre-Monde est votre prochain livre de chevet.
Une écriture d’une extrême poésie aux accents parfois fatalistes, voire désabusés, une documentation digne d’un authentique spécialiste des forêts, une érudition peu commune toutes disciplines confondues, neuf personnages si réels et attachants dont les destins se croisent et se rejoignent autour de l’avenir planétaire de la forêt. Un « récit aux dimensions symphoniques » qui vient s’ajouter à une œuvre classant d’ores et déjà Richard Powers parmi les plus grands auteurs américains. Un conteur qui ne s’en laisse pas conter par son époque et sa green bonne conscience…
Dans l’Arbre Monde figure cette phrase si juste qui fait du roman en général un genre probablement supérieur à la littérature d’idées : « Les meilleurs arguments du monde ne feront jamais changer d’avis. Pour ça, ce qu’il faut c’est une bonne histoire. »
L’Arbre-Monde est un roman bouleversant, tour à tour sombre et lumineux. Entre pessimisme et optimisme, une fresque qui remonte dans le temps, aux côtés des premiers défricheurs d’un nouveau monde. Une tragédie qui laisse une porte s’ouvrir sur un mieux. A l’image de cette époque indéchiffrable, à l’heure où le monde entier a les yeux rivés sur une élection qui pourrait tout à fait renouveler le mandat d’un petit garçon perturbé, capricieux et stupide dont on a fait le chef de l’une des nations les plus puissantes de la planète.
Petit extrait d’écorce…
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Elle s’assoit à la table sur sa chaise sévère de Shaker, et écoute les grillons. Il y a longtemps, son père lui avait appris une vieille formule, qui permet de convertir le nombre de grésillements de grillon par minute en degrés Fahrenheit. Depuis soixante ans, l’orchestre nocturne qui l’entoure joue une de ces danses folkloriques qui vont en s’accélérant jusqu’à ce que tous les participants s’effondrent en une grande mêlée. Nous serions ravis que vous interveniez sur le rôle que les arbres peuvent jouer pour aider l’humanité à envisager un avenir durable. Les organisateurs attendent une conférence plénière d’une femme qui a jadis écrit un livre sur le pouvoir des végétaux ligneux de guérir la planète malade. Mais cela remonte à des décennies, quand elle était encore assez jeune pour en avoir le courage, et la planète assez robuste pour se mobiliser.
Ces gens veulent des rêves de percée technologique. Une nouvelle méthode pour transformer la pulpe de peuplier en papier en consommant un tout petit peu moins d’hydrocarbones. Du bois de construction génétiquement modifié qui bâtira de meilleures maisons et arrachera les pauvres du monde entier à leur misère. La réparation qu’ils veulent, c’est simplement une démolition un peu moins coûteuse. Elle pourrait leur parler d’une machine très simple qui ne réclame aucun carburant et très peu de maintenance, qui conserve le carbone en permanence, enrichit l’humus, rafraîchit le sol, nettoie l’air, et s’adapte à toutes les tailles. Une technologie qui se duplique et répand même de la nourriture gratuite. Un engin si beau qu’il mérite des poèmes. Si les forêts étaient brevetables, elle aurait droit à une ovation.
La Californie, ça veut dire trois jours de travail perdus. Jésus a mis moins de temps à nettoyer l’enfer. Son agoraphobie s’est aggravée avec les années, et dans ces amphis bondés elle n’entend jamais personne. Mais la liste des invités est incroyable : un Who’s who de sorciers et d’ingénieurs, dont chacun n’attend qu’une subvention rondelette pour obscurcir le soleil avec des particules, cloner des espèces menacées, ou accéder à une source d’énergie peu coûteuse et illimitée. Il y aura des artistes et des écrivains pour aborder la question épineuse de l’humanité et de son courage. Des capitalistes aventureux prêts à spéculer sur le prochain jackpot. Jamais elle ne retrouvera un tel public.
Elle relit la demande, imagine un monde où « l’avenir durable » signifierait autre chose qu’une addiction résiduelle. Elle parvient à la conclusion exaltante. Comme l’a écrit un jour Toynbee : « L’homme parvient à la civilisation (…) en réponse à un défi dans une situation particulièrement périlleuse qui l’incite à accomplir un effort sans précédent. » Cette invitation paraît mettre à l’épreuve l’honnêteté qu’elle a toujours tenté de cultiver depuis ses années de vagabondage. Quelqu’un lui demande ce que les hommes doivent faire pour sauver ce monde mourant. Pourrait-elle par hasard dire à une telle assemble de prestigieux et de puissants ce qu’elle croit être la vérité ?
L’ARBRE-MONDE, Richard Powers, Le Cherche Midi (2018)