Sois smart et tais-toi.

Ça y est ! Ils l’ont inauguré !
Le 23 juin dernier, j’étais invité en tant que journaliste à la « Livraison du programme logement de Saint Jean d’Angely – Vauban ».
L’on m’expliquait dans le communiqué de presse que « des réalisations récentes ont déjà amorcé la mutation de ce quartier » et que « l’opérateur ADIM Côte d’Azur a réalisé une opération immobilière mixte, incluant un cinéma multiplex, des logements, des commerces et activités, venant renforcer l’émergence de cette centralité étudiante et vivante. »
Cool…

Tout Nice se pâme. Enfin… les élus, les médias incontournables, les gens qui comptent, ceux qui pèsent, les amis. Nice continue de célébrer l’autosatisfecit de son système smart & cool.

Nous sommes dans une baronnie du XXIe siècle qui a décidé d’être la plus smart de toutes. Tel est le roman que les spin doctor de Christian Estrosi ont dû lui souffler à l’oreille. Depuis si longtemps maintenant.
Oui, baronnie est le bon terme pour la cinquième ville de France qui constitue un véritable saut avec la quatrième. Au niveau économique, au niveau culturel, au niveau gouvernance. Très loin derrière le quatuor de tête. Sauf, sauf… sauf au niveau de la smartitude !
Nice fut un Comté. Elle est désormais une baronnie où l’opposition est réduite à la portion congrue. Et fait ce qu’elle peut. Nice et la Côte d’Azur : une terre où s’épanouit historiquement une droite aussi conservatrice que bien peu vertueuse. Il y a eu de l’opposition sincère et combattive à Nice. Mais elle s’est fatigué et l’on peut comprendre sa lassitude. Certains finissent par rentrer dans le rang. Comprenez : dans le camp adverse comme cet élu radical de gauche pas mal remonté durant des années mais qui a finalement rejoint l’équipe d’Estrosi lors des municipales 2020. Avec peut-être le même projet qu’un Platon trouvant table et écoute chez le tyran Denys de Syracuse. Infléchir et peser par la proximité. Peine perdue comme l’Histoire l’aura montré…

Une baronnie donc, persiste et signe. Celle du système médeciniste et de ses « bébés » dont Estrosi perpétue le babil. Un babil fleuri mais si peu innocent… Et donc sur ces terres gouvernées sans partage, s’écrit depuis plus d’une décennie le grand roman de la smart City.

Et tout y est smartement organisé de manière à faire consensus, y compris lorsque les choix et les réalisations sont discutables au niveau esthétique, au niveau urbanistique comme au niveau éthique.

L’éthique justement.
Pour ne pas prêter trop facilement le flanc à la critique, l’on a recruté une philosophe et on lui a créé une chaire Smart City : Philosophie & Ethique. Oui, une philosophe ! Vous le savez, la philosophie est la meilleure conseillère du pouvoir, la plus juste, et le meilleur gage des bonnes intentions de ce dernier. Son plus sûr garde-fou. Notre cher président actuel n’a-t-il pas lui-même la philosophie inscrite dans son parcours d’étude ? Et notez tout le recul objectif que nous aide à prendre ce cher Luc Ferry.
Oui, le système Smart&Nice est bien en place. Bien dans la place.
Bien sûr, je ne doute pas un instant des compétences ni de la sincérité de cette philosophe fort sympathique avec laquelle j’ai déjà échangé. Cette authenticité dans la démarche s’insère en fait parfaitement dans le storytelling local de la même manière que Nice (et la Métropole Nice Côte d’Azur) donne de la visibilité et quelques miettes aux associations « alternatives » qui militent localement pour le bio, les potagers urbains, l’éducation bienveillante, les circuits courts, les tiers lieux… Un folklore avec lequel l’on est bien obligé de composer à l’heure où le chant des climatosceptiques s’est tu. Et tant pis si l’on méprise les écolos… Tout cela s’inscrit en fait dans un storytelling régi par la même logique que celle de la société du spectacle dans laquelle nous vivons, et dans laquelle « le vrai est un moment du faux ». Plus tout à fait pour les mêmes raisons certes que la thèse de Guy Debord en 1967, mais avec la même pertinence à l’heure du personal branding, des fake news, des pseudo plateaux TV de pseudos experts…

Je parcours depuis plus de 25 ans les quartiers et les rues de Nice.
Par plaisir et surtout pour mon travail. J’ai travaillé notamment dans des quartiers estampillés QPV (Quartier Prioritaire de la Ville). Premiers savoirs, ateliers philo, éducation à la presse et aux médias, sensibilisation aux enjeux du développement durable… J’ai bien arpenté le quartier des Moulins, celui de Pasteur, et tout récemment encore Saint Jean d’Angely / Vauban. Une mission jusqu’en mars dernier pour une association importante de Nice.
J’ai vu ce bâtiment se monter. Comme j’en ai vu bien d’autres s’élever aux Moulins.
C’est chouette. C’est nouveau. C’est propre.
Cela a tous les attributs de la modernité et de la créativité architecturale. Mais nul besoin d’être un spécialiste de l’architecture ou de l’urbanisme pour ressentir à quel point tout cet agencement et cette organisation de l’espace n’est que cache-misère et mise en scène.
Mais où habitent ceux qui coupent des rubans, ceux qui les interviewent pour des articles dithyrambiques, ceux qui dessinent des plans, tirent des lignes, construisent des petites maquettes rigolotes, et établissent des chartes ? Pas ici, vous pouvez en être certains !

Avec ou sans programme ANRU (Agence Nationale pour la Rénovation Urbaine), tous ces gens « qui ont des fait des études » sont incapables de créer un urbanisme convivial, déminéralisé, ouvert.
Fenêtres étroites, façades métalliques (mais avec des jolis messages positifs en découpe : « Méditer », « Rêver », « Imaginer », « Applaudir »…), mobilier urbain quasi-inexistant et froid, conçu en tout cas pour ne pas accueillir le moindre SDF dans un éventuel abandon de sommeil supérieur à 3 minutes. Ah si, il y a un peu de bois parfois. Waouh ! La Nature s’invite en ville dites-donc !

Mais comment tous ces gens bien intentionnés peuvent-ils célébrer un tel déni de convivialité avec autant de consensus ? C’est l’effet hypnose tout simplement ! Lequel fonctionne à deux niveaux.
Au niveau planétaire, c’est la « pensée magique » du tout numérique, tout virtuel. On s’en fout après tout de vivre éventuellement dans une alvéole de 3 m2. Pourvu qu’on ait de la bonne connexion ! Sur leur petit nuage, les dopés du cloud ont pourtant dû revenir bien vite sur terre avec l’incendie des serveurs d’OVH ou le black out des numéros d’urgence chez Orange…
Au niveau niçois, c’est donc la pensée unique de la Smart City à laquelle vous ne pouvez pas ne pas adhérer à moins que de vouloir être taxé de « khmer vert » ou pire de « bonnet rouge ». Je revenais un jour d’une manifestation contre l’interdiction des drapeaux étrangers quand, croisant le chemin de Christian Estrosi et de ses poissons pilotes, notre petit groupe avait été moqué par lui en ces termes.

Dormez donc brave gens ! Christian Estrosi vous bâtit la Cité idéale. Avec de belles façades végétalisées et de la méga connexion. Thomas More peut aller se rhabiller.
Saint Jean d’Angely – Vauban ? Plus que jamais un quartier dortoir super plugé habilement grimé en village étudiant cool.

A vrai dire, cet urbanisme techno est bel et bien en cohérence avec le projet de smart City d’une ville qui a fait le choix en 2017 de fermer définitivement son espace Musiques Actuelles (Le Volume). C’est ce que démontre de façon très concise l’essai de Jean Haëntjens paru en 2018 : Comment les géants du numérique veulent gouverner nos villes (Rue de l’échiquier 2018). Pour cet économiste et urbaniste auteur d’une dizaine d’ouvrages « la fabrique et la gestion des villes sont aujourd’hui confrontées, comme de nombreuses autres activités, au remplacement de décisions humaines par des décisions algorithmiques ». Un livre à partager abondamment car l’enjeu est ni plus ni moins que « la confrontation majeure (…) entre la cité-politique, matrice historique des démocraties occidentales, et la ville-service numérisée proposée par les géants de l’économie numérique que sont Google, Apple, Facebook, Uber et les milliers de start-up qui gravitent autour de ces entreprises. »

Et voilà pourquoi, que l’on se promène dans l’autoproclamée Eco-Vallée, vers Nice Méridia, ou sur les artères de Saint Jean d’Angély – Vauban, il ne peut pas être possible de trouver autre chose que de l’urbanisme froid, charté « green » et sans âme. Car c’est bien de cela dont il s’agit. D’âme. Or, comme le rappelle l’auteur d’Urbatopies, « la pensée algorithmique est fondamentalement une pensée froide, qui vise à épurer la prise de décision des affects, des élans et des séductions. C’est une pensée statistique, normative, qui s’intéresse plus aux comportements majoritaires qu’aux exceptions. Elle préfère le pluriel au singulier, le big data à l’exception talentueuse, la multitude à la personne. L’ambition affichée des consortiums associant groupes de BTP et entreprises du numériques, c’est de proposer des modèles de ville clés en main ou des « systèmes d’exploitation urbains » applicables d’un bout à l’autre de la planète. »

Je me dis en allant chercher dans ma bibliothèque cet ouvrage de Doisneau La banlieue en Couleur (Editions Carré, 2017), sur un texte de Claude Eveno, que le bricolage continue depuis les « débordements urbains des années 1980. » Le maquillage est plus pervers je dirais dans la « ville-service numérisée » car le rêve numérique autorise toutes les déshumanisations assumées désormais. Désormais la verroterie numérique permet d’évangéliser les quartiers la bible du web dans une main, le smartphone dans l’autre.

Sur l’absence d’espaces de convivialité, il y a ce passage quand Doisneau vient shooter en 1985 dans le quartier des Pyramides à Evry, quarante ans après son « exploration sans retenue du territoire de la banlieue ». Cette fois, « il a dû se contenter d’arpenter les passerelles entre la gare et le premier quartier d’Ivry, celui des pyramides et sa place des Miroirs. On ne pourrait plus aujourd’hui la faire, cette photographie de la place si méticuleusement composée. Les bassins sont asséchés, le jardin au pied des immeubles est fermé en attendant d’être rénové, de hautes grilles protègent les circulations hautes pour empêcher qu’on y lance des projectiles sur les voitures ou peut-être pour empêcher le suicide auquel on pense en imaginant habiter là. Même les silhouettes des rares passants de la place ne sont plus du tout les mêmes, seulement pressées d’arriver aux arrêts de bus à proximité. En fait, c’est déjà presque en ruine, quarante après la construction et le concours qui l’avait précédée, exposé en grande pompe à Paris, premier événement spectaculaire du genre avant une médiatisation échevelée de l’architecture , aujourd’hui constante, avant surtout que l’on constate à quel point l’échec était grand, malgré tout ce qui avait pu être tenté pour insuffler une vie au quartier des Pyramides. Comme cette fois-là, un an après la photo, en 1986, quand sept mille personnes étaient venues voir des artificiers lancer un oiseau de feu, des alpinistes à l’assaut des façades, des sapeurs-pompiers transformés en hommes-fontaines, des danseurs et des dizaines de saxophonistes en combinaison de cosmonautes, tous rassemblés sur la place pour y éprouver un « consentement collectif » en partageant du « merveilleux urbain », c’était ça l’idée, naïve à la mesure de l’espoir qu’on avait encore de pouvoir être ensemble, vivre ensemble dans ces maudites villes nouvelles où l’on entasse et l’on sépare à la fois. L’image de Doisneau était belle mais glaciale, le lieu ne méritait rien d’autre que le regard lucide et froid d’un homme à la caméra, déçu de ne pas avoir croisé la moindre scène vivante, pas le moindre brassage comme il l’avait aimé à Saint-Denis – un brassage absent à Évry aujourd’hui comme auparavant ; on passe sur les passerelles, entre des places que l’on se contente de traverser le plus souvent, rien n’est fait ici pour s’assembler (…) »

Il faudrait peut-être une nouvelle mission Photographique de la Datar sur ces chaleureux quartiers niçois « requalifiés », assortie d’une autre en 2061
Il faudrait prendre date.
Dans la scénographie de notre chère baronnie niçoise, on n’a pas oublié aux Moulins la petite recyclerie et le potager urbain. Ils voisinent brutalement dans leur concept moderne de Transition avec le vide intersidéral qui s’engouffre entre ces volumes de béton.
L’important n’est plus tant dans les formes que peuvent prendre les architectures et les espaces de croisement. L’important est au creux de votre main.
Bientôt en 5G.

Si Estrosi en pince, contre sa propre famille politique d’origine, pour notre Monseigneur, notre cher Jupiter, ce n’est pas sans raisons. Comme lui, il en pince pour le start-upisme. Lequel selon Jean Haëntjens a une certaine « propension à se présenter comme la forme principale et exclusive d’innovation. A l’instar de la smart city, le « start-upisme » tend à devenir un idéal autoréalisateur : « misez sur les start-up et tous vos problèmes seront résolus. » »

Et cette pensée unique se moque bien que des économistes sérieux et écoutés comme Patrick Artus rappelle que le secteur des nouvelles technologies en France « ne représente qu’une fraction faible de l’emploi total et ne se développe plus. » (Alternative Économique mars 2019, dossier Start-up, La grande illusion).

A bien regarder la vitesse à laquelle poussent ici les R+5 et les R+10, pas question de chanter d’autre chanson.
Sois smart, sois cool.
Et laisse-nous bétonner…