Le (faux) procès des non politisés

Ils nous ont quitté fin 2021 à quelques jours d’intervalles. Quasiment au même âge. Pierre Rabhi est décédé le 4 décembre à 83 ans. André Aschieri le 6 décembre à 84 ans. 
Le premier aura été le philosophe-paysan fondateur du mouvement des Colibris, promoteur d’une approche personnelle de l’agroécologie. Le second aura été un homme politique pour le moins engagé et combattif, maire de la commune de Mouans-Sartoux durant quarante ans. 

Deux figures de l’engagement écologique. Deux options différentes.
Divergentes disent même certains.

Le 5 décembre 2021, sur Médiapart, l’article de Jade Lindgaard donnait le ton du grand écart dès le titre : Pierre Rabhi, chantre d’une écologie contestée, n’est plus 
Plus équilibré et plus objectif que la caricaturale enquête à charge de Jean-Baptiste Malet parue en 2018 dans le Monde Diplomatique (« Le système Rabhi »), un article qui vient toutefois égratigner à nouveau un humanisme qui « niant les conflits qui structurent nos sociétés et ignorant les inégalités existantes, par son refus de s’agréger aux luttes en cours, dessinait un horizon profondément dépolitisé, au mieux naïf, au pire contre-productif. »

Voilà. L’esprit de la thèse de la journaliste tient intégralement dans ce jugement sans appel.
Lequel fait écho à celui du jeune Jean-Baptiste Malet qui avait probablement le projet de se faire un nom en bouffant du Rabhi dans un grand média anti-libéral : « la pensée de Pierre Rabhi peut avoir tendance à dépolitiser les enjeux et les luttes, (il) refuse la structuration politique et l’offre politique (c’est vrai qu’elle est insatisfaisante) ; il a un rapport très spiritualiste quasi religieux aux choses, et ce qu’il propose relève de l’ascèse intime (…) mais il refuse par exemple la conflictualité, et c’est important de le préciser car dans l’histoire sociale c’est très rare qu’il y ait des progrès sociaux quand il n’y a pas de conflictualité. »

Voilà qui me renvoie directement à deux thématiques :  celle de l’indépendance des médias et celle des créatifs culturels. 

L’indépendance des médias : de quelle indépendance parle-t-on ?
S’il s’agit de celle à l’égard des pouvoirs politiques et économiques, celle qui permet de tenir à bonne distance les conflits d’intérêts et autres pressions diverses, nous sommes bel et bien dans un moment critique d’hyper concentration des médias français. Une dizaine de milliardaires possèdent la quasi-totalité de la presse, et notamment la plus sensible, celle classée Information Générale et Politique (IGP). L’ordonnance du 26 août 1944 censée contenir cette concentration ne fut jamais appliquée, et la loi du 30 septembre 1986, dite Loi Léotard, est venue assouplir cette vaine ordonnance, ouvrant la porte à tous les appétits. En l’absence totale de réaction des gouvernements qui se succèdent depuis. Le « système B » de Bolloré de mise au pas des journalistes et de manipulation des contenus, se déploie par exemple dans toute sa brutalité.
Reste que s’il s’agit de l’indépendance à l’égard des systèmes de pensée, force est de constater que bien peu de médias aujourd’hui échappent à la logique de la presse d’opinion. Une ligne éditoriale est forcément un parti pris. Or Le Monde Diplomatique comme Médiapart relèvent d’une « famille de pensée » clairement positionnée sur la gauche de la gauche. Cela ne me pose pas de problème. Je lis la presse dans sa plus grande diversité. À quelques titres près. Et aussi : je suis abonné à Mediapart.
Par contre, oui, il est très cohérent pour ces médias de tirer à boulets rouges sur un homme qui possède deux terribles défauts à leurs yeux : il est croyant et il agit sans combattre.
Les sensibilités marxistes ne peuvent supporter pareilles postures. Elles sont respectivement incompatibles avec le matérialisme historique et la lutte des classes. 

Aussi féconde soit-elle, aussi fondatrice de mouvements progressistes essentiels soit-elle, la pensée marxiste est pourtant à la fois réductrice et dépassée.
Nous sommes bien plus qu’un Homo Faber. L’affectif et le mythologique en nous ne peuvent être ignorés au nom d’une science qui a depuis longtemps perdu ses certitudes. Au nom d’une vision déterministe de l’histoire depuis longtemps obsolète.
Renverser par les armes la classe dominante a été réalisé. L’appropriation collective des richesses et des moyens de production aussi. Cela n’a pas signé pour autant la fin de l’exploitation de l’homme par l’homme. La dictature du prolétariat a engendré ses propres monstres.
Il existe d’autres formes d’action. 
Il existe une « Révolution silencieuse » qui consiste par exemple à simplement convertir son exploitation agricole. Tout sauf un long fleuve tranquille. Tout de suite moins romantique que passer toute une nuit debout Place de la République.


Ce qui nous amène naturellement aux Créatifs Culturels.
Ce groupe sociologique a été identifiée en 2000 par une psychologue et un sociologue américains, Sherry Ruth Anderson et Paul H. Ray. Héritier du romantisme européen et du transcendantalisme américain, ce groupe socio-culturel constitue une « troisième voie » entre deux courants qui prédominent selon eux aux États-Unis : les traditionnalistes (conservatisme religieux et culturel, patriarcat) et les modernistes (progrès technologique, culte de l’argent et de la réussite sociale, individualisme, matérialisme). Pour formaliser leur intuition, ils vont mener leur enquête durant quatorze ans sur un échantillon de plus de cent mille personnes, autour de quatre pôles de valeurs : l’écologie, l’ouverture aux valeurs féminines, la spiritualité et l’implication sociale. 


Dès 2007, le concept des Cultural Creatives, bien qu’héritier de la contre-culture américaine,  trouve confirmation en France à travers la duplication de cette vaste étude relayée par les éditions Yves Michel.

Militants versus méditants
Et comme toujours avec l’humain, deux sous-groupes qui s’opposent finirent par apparaître au sein du même clan : les méditants (ou mutants) et les militants.
Pour les premiers, la priorité est au changement intérieur avant que de penser à changer le monde. Pour les seconds, changer les conditions de nos existences est le préalable indispensable d’un développement personnel.

A Nice, sur le terrain, et pas seulement en tant que journaliste et éditeur de presse, j’ai pu constater cette divergence quasi épidermique entre des personnes qui adhéraient pourtant toutes et tous au grand mouvement informel dit de Transition.
Autant de personnes qui ont en commun une véritable sincérité dans l’engagement, qu’il s’agisse d’occuper un site en zadiste sur l’éco-vallée de Christian Estrosi ou de s’investir dans l’animation d’atelier-philo dans les écoles du bassin niçois.

Voilà, les choses sont assez simples donc.
Pierre Rabhi, qui n’est pas mon gourou, croit aux forces de l’invisible et a mené un très concret et efficace travail de promotion d’une agriculture respectueuse de l’humain autant que de la Nature. Cette œuvre n’est pas seulement une œuvre de littérature et de conférences. Il lui aura fallu quinze années à trimer sur la rude terre ardéchoise pour affirmer son expertise autant que sa vision. Et quand bien même elle le serait, les concepts de « sobriété heureuse » et de « réenchantement du monde » inlassablement rabâchés ont fini par se faire une place dans notre système de valeurs de début de millénaire. Une prouesse dans une société dominée depuis longtemps par les mantras consuméristes !

La Lutte Finale : autre mystique naïve
Oui, les choses sont assez simples donc. Car s’avancer dans une approche spirituelle explicite, s’en référer à la beauté du monde, c’est provoquer la plume d’une certaine gauche laïcarde qui n’est pas dénuée d’une certaine forme de naïveté. S’il fallait retourner un des compliments de cette journaliste.

Oui, à bien des égards, on peut parler d’une mystique naïve du grand rêve prolétarien.

Ce que nous dit très simplement Edgar Morin dans l’opuscule « Où est passé le peuple de gauche ? » réédité cet hiver : « Marx croyait en la rationalité profonde de l’histoire ; il croyait le progrès scientifiquement assuré, il était certain de la mission historique du prolétariat pour créer une société sans classes et un monde fraternel. Aujourd’hui, nous savons que l’histoire ne progresse pas de façon frontale, mais par déviances se fortifiant et devenant tendances. Nous savons que le progrès n’est pas certain et que tout progrès gagné est fragile. Nous savons que la croyance dans la mission historique du prolétariat est non pas scientifique, mais messianique : c’est la transposition sur nos vies terrestres du salut judéo-chrétien promis pour le ciel après la mort. Cette illusion a sans doute été la plus tragique et la plus dévastatrice de toutes. »


Mais comme il est étrange de dévaloriser l’œuvre d’un homme du seul mot « chantre », comme il est surprenant de lui reprocher de gagner un peu d’argent, comme il est fallacieux de lui reprocher de savoir communiquer, comme il est inquiétant de lui reprocher d’être dépolitisé.

Ce politique à réenchanter
Je ne pense pas que les Faizeux du mouvement Bleu Blanc Zèbre d’Alexandre Jardin ou que le tout nouveau mouvement Simple de Gaspard Koenig ait besoin d’être politisé. 
Je pense l’inverse.
Je pense que c’est le politique qui a besoin d’un petit supplément de quelque chose.
Comme le dit Edgar Morin dans le même opuscule cité ci-avant : « beaucoup d’idées de Marx sont et resteront fécondes. Mais les fondements de sa pensée sont désintégrés. Les fondements, donc, de l’espérance socialiste sont désintégrés. A la place, il n’y a plus rien sinon quelques formules litaniques et un pragmatisme au jour le jour. A une théorie articulée et cohérente a succédé une salade russe d’idées reçues sur la modernité, l’économie, la société, la gestion. »

Dans le contexte d’une Présidentielle sous haute tension, une initiative citoyenne entend actuellement redonner un peu de poids et de vision à cette gauche fragmentée : la Primaire Populaire.
J’y ai personnellement adhéré dès les débuts.

Mais que ne doit-elle pas subir en ce moment ! Les grands egos des partis de gauche en lice sont pour le moins remontés. Et les médias d’opinion se positionnent quasi sans filtre. 
Or, force est de constater que l’indépendance ne saurait donc se résumer à ce claim : « le journal qui appartient à ses salariés  » (Alternatives Economiques). Ou même à ses abonnés selon le modèle économique de Médiapart. L’indépendance idéologique est un critère de poids à mes yeux !
Ainsi le très indépendant Médiapart confirme-t-il son positionnement et sa ligne « très à gauche de la gauche » tel que nous l’évoquions ci-avant quant au traitement de l’œuvre de  Pierre Rabhi. Son article daté du 19 janvier, Les partis de gauche opposés à la Primaire Populaire durcissent le ton, se termine ainsi : « En fin de semaine, plusieurs personnalités issues du monde politique, associatif et artistique annonceront leur ralliement au Parlement de l’Union Populaire. (…) Manière, pour Jean-Luc Mélenchon, de donner la preuve que la Primaire Populaire n’a pas le monopole de l’union. » 
On sait à quel point, dans un article de presse, la « chute » est importante !
Pour rappel, le Parlement de l’Union Populaire, présenté pour la première fois le 5 décembre 2021 lors du meeting à la Défense du candidat Jean-Luc Mélenchon, est une structure « composée pour moitié de membres de La France Insoumise. »
Tout à fait comparable en effet avec une démarche d’union des gauches…
Du reste, il n’y a pas que « l’attaque » ou la « chute » dans un article qui en dit long sur le positionnement éditorial d’un média, il y a aussi et surtout le titre ! Le 16 janvier dernier, Mediapart titrait ainsi son article sur le « meeting immersif et olfactif » du candidat Mélenchon: Mélenchon à Nantes : un show pour satelliser ses adversaires
Sans filtre donc…

Être ou ne pas être politisé.
Mais de quoi parle-t-on alors ?
Ce n’est pas d’un programme façon liste à la Prévert dont nous avons besoin, malgré tout notre amour de la poésie.
Gauche ou droite, il y a un terrible manque de vision.
Il manque une pensée forte. Régénérée et forte. Apte à prendre le dessus sur les deux barbaries actuellement à l’œuvre dans notre monde : celle qui nous vient du fond des âges, et celle que nous concocte la techno-science.

Oui, c’est le politique qui a besoin d’un élément extérieur, et non nos engagements qui auraient besoin d’être politisés. 

Tant le politique a cette propension au simpliste. 
« Toute politique repose sur une conception de l’homme, souvent simpliste. Pour Hobbes, il est mauvais, il faut le discipliner. Pour Rousseau, il est bon, il faut le laisser faire. Tocqueville défend une conception plus complexe. Pour revenir à Marx, il y a des choses à prendre chez lui. C’est le chemin qui va de la philosophie à la politique, en passant par la sociologie, l’économie, l’histoire, non comme à travers des disciplines séparées, mais interconnectées. Hélas, la plupart des politiques sont incultes. Ils ne lisent plus. L’inculture du milieu politique est incroyable. » (Edgar Morin, Ibid)

Je ne suis pas certain de me sentir concerné par le projet META de Marc Zuckerberg.
Mais le mot m’interpelle.
Nous avons besoin en effet de hauteur. D’apporter du « meta » à la politique autour d’une vision qui serait celle d’une communauté de destin sur l’improbable planète Terre.

On a donc reproché à Pierre Rabhi de ne pas être assez politisé. 
Il n’a pas manifesté. Il s’est « naïvement » contenté d’écrire un manifeste.
Un sacré mouton quand même…
Sortons de l’ironie pour rappeler ici qu’un autre média indépendant, Reporterre.net, s’est heureusement fendu, non sans vifs débats internes, d’une tribune en droit de réponse : Des amis de Pierre Rabhi prennent la parole


Cyril Dion a été avec lui le cofondateur du mouvement des Colibris.
Un Mouvement qui s’est inscrit en parfaite adéquation avec les valeurs et l’esprit de l’association Terre&Humanisme créée il y a plus de 25 ans par Pierre Rabhi.
Un mouvement qui ne descend pas dans la rue poing levé.
Mais un mouvement étymologiquement politique à mes yeux. Celle des petits pas. 
Mais un mouvement qui a une stratégie. Celle des « Oasis en tous lieux ».
Mais un mouvement pacifiquement combattif qui appelle à la rébellion.
Le combat par « l’insurrection des consciences. »

Plus que le magazine Kaizen qu’il a créé, son film Demain a ouvert une brèche comme le rappelait un article de Libération : « En une heure et cinquante-huit minutes, Cyril Dion réussit ce que des décennies de lutte écologiste n’étaient pas parvenues à faire : jeter les bases d’une fiction collective. »
Oui, faut-il rappeler encore et encore ce dont nous avons le plus urgemment besoin : d’un nouveau récit collectif.
Un récit à rebours des storytelling politisés.
Un récit non manipulateur qui ne nous dise pas : Don’t look up !

Pour information, mon prochain post portera sur le biomimétisme. Or, il se trouve que dans son dernier ouvrage Biomiméthique paru en 2021 aux éditions Rue de l’Echiquier, Emmanuel Delannoy se propose, entre autres, « d’explorer les conditions, quelques valeurs et principes d’action d’une approche éthique du biomimétisme, par laquelle il contribuerait à l’émergence d’un nouveau rapport au vivant, voire d’un nouvel imaginaire collectif, ce « récit » dont les sociétés ont besoin pour se cimenter et les civilisations pour évoluer. »

Année 2022 : des millions et des millions de méditants et de militants dans ce nouveau monde. 
Et plus souvent qu’on ne le croit : les deux dans la même personne (Thoreau en modèle !).
En tout cas, avec ou sans lutte frontale, tous engagés efficacement dans la création d’une nouvelle culture.
Avec ou sans option de politisation de leurs discours et de leurs actes.

Pour dépassionner tout ça, revenons peut-être simplement à la vision meta de la politique telle que l’énonce le candidat-philosophe Gaspard Koenig (Aïe un libéral ! La gauche de la gauche ne va pas apprécier) : « La politique n’est-elle pas une manière naturelle et légitime de participer à la vie de la Cité ?  »

(Crédit photo Pierre Rabhi : Mouvement des Colibris)