Le quadrupède en moi.

C’est l’histoire simple d’un rendez-vous avec une histoire simple.

Ce jour-là, j’avais une nouvelle fois emboîté mes pas dans ceux de l’Homme qui marche
Pas une randonnée, donc. Les fans de Jiro Taniguchi connaissent l’esprit d’une telle balade.
Sortir de chez soi et marcher sans véritable but.
Se donner un grand cap mais pas de destination.
Je crois que je marche comme j’écris.
En musardant.
A moins que ce ne soit le contraire.
J’écris comme je marche.
La démarche est la même : laisser faire.
Respectivement, les pieds ou les mains.

Ce jour-là, je m’étais donné le Mont Boron comme grand cap. Premier relief dominant le port de Nice et abritant les vestiges d’une place forte datée du XVIème siècle.
Direction La Réserve, espace marin protégé attenant au Port abritant faune, flore et nageurs avertis.
Longer la mer à flanc de rochers, méditer longuement sur un banc en béton deux mètres au-dessus des flots, oser la périlleuse verticalité d’escaliers étroits menant à la basse corniche, s’orienter vers la rade de Villefranche avant de remonter, un peu avant l’entrée dans la ville, vers le Mont Boron en laissant derrière soi luxueuses villas et maisons d’archi.
Allongé sur un banc, goûter l’improbable silence si près des flux humains, si près du souffle marin.

Redescendre à travers les petites ruelles, l’esprit lavé, massé de brise printanière et parfumé de glycines.

Boucler la boucle en déboulant à nouveau sur le boulevard Franck Pilatte qui borde la Réserve. Se retrouver soudain face à l’entrée de la Grotte du Lazaret : site préhistorique attestant d’une présence humaine durant la précédente ère glaciaire. Un des sites remarquables que j’ai étrangement superbement ignoré en plus de vingt-six ans de vie niçoise. Se laisser attraper par le premier panneau pédagogique. Et de Toumaï en Lucy, se rapprocher de l’entrée, un peu plus savant panneau après panneau.

Entrouvrir timidement la porte de l’accueil, alors que l’après-midi se termine.
« Vous êtes ouvert ? »
Oui, jusqu’à 18h, mais attention, à partir de 17h, il y a une animation dans le cadre du Printemps des Poètes.
Entrer dans cette grotte en repensant à cette genèse humaine qui nous fit quitter le singe il y a sept millions d’années et la vallée du Rift il y a plus de deux millions d’années.
D’emblée saisi d’émotion en pensant à ces ancêtres si lointains et soudain si près.
Des images soudain, dans la tête, de La Belle Histoire de Lelouch en pensant à ces femmes et à ces hommes qui ont pu vivre ici leurs labeurs quotidiens, leurs joies, leurs souffrances, leurs peurs, leurs amours.
Peu importe ce que nous pensons de l’hypothèse de la réincarnation : nous sommes eux, ils sont nous.

Mais des images soudain aussi sur les parois de la grotte. Des silhouettes et des lettres qui tournent, forment des mots, puis des phrases. Une musique…
L’animation vient de commencer.
Une voix off égrène un texte en différentes langues.
Dans ce Babel souterrain, un brouillard linguistique d’où émerge soudain une première phrase en Français…
Voici l’histoire de la caverne : le quadrupède en moi est un sédiment épais, glacialement insistant.

Dans la fraîcheur de la grotte, un frisson me parcourt.
Le texte tourne en boucle en différentes langues.
Je suis submergé par une émotion qui me reconnecte à ce grand singe habile devenu sapiens.

Dehors, une jeune femme me tend une petite anthologie de poèmes contemporains nord-américains : Nouvelle génération, lost in translation.
Une édition bilingue dans le cadre du Printemps des Poètes organisé ici par le Département des Alpes Maritimes.
Elle m’explique la démarche de cette animation.

Elle est paléontologue et passionnée de poésie.
Bigre ! Elle ne ressemble en rien à l’image que je me faisais du paléontologue, tel un vieux monsieur myope, barbu, tout décharné et grisonnant, à la peau tannée par les heures passées à gratter le sol sous les latitudes les plus chaudes.

J’ai devant moi une jeune paléontologue qui pourrait me faire penser à l’héroïne de Millenium, en moins percée mais probablement aussi punk dans l’esprit.
Son choix de poèmes affichés sur des panneaux à l’entrée de la grotte en témoigne, avec notamment ce « J’voudrais pas crever » de Boris Vian dont a pris soin d’élaguer les passages les plus crus.

Je découvre sur un des panneaux le texte complet entendu dans la grotte.
Il s’intitule Une histoire Simple.
Il a été spécialement écris par le poète américain Adrian Matejka dans le cadre du Printemps des Poètes 2022.
Projet collaboratif entre le Département des Alpes Maritimes et l’Université de Dallas : une immersion poétique dans la grotte via un « mapping onirique et avant-gardiste ».

J’avais rendez-vous ce jour-là avec une histoire simple.
La nôtre. La mienne.
Mes pas m’avaient conduit jusqu’à ce lieu et cette heure précise : la toute dernière projection du Mois des poètes. Nous étions le 31 mars…
En chasseur-cueilleur opportuniste, j’ai ramené ce poème pour qu’il éclaire cette autre écriture que peut être un dossier pour un journal.
Nous devions plancher sur la résilience en 20 000 signes.
Ce court poème en avait la puissance d’un million.

La résilience n’est-elle pas le fil conducteur de nos pas depuis la vallée du Rift ?
L’homonyme en moi est préhistorique & harassé par ses besoins vitaux. 

Stéphane Robinson


Une histoire simple.
Voici l’histoire de la paroi de la caverne : le quadrupède
en moi est un sédiment épais, glacialement insistant. L’homonyme
en moi est préhistorique & harassé par ses besoins vitaux.
Émergent, dos courbé dans le long cycle de ce que nous étions
& pourrions être dans notre minute ici. Nous sommes aussi évolutifs
qu’un souffle d’air. Nous sommes aussi éphémères que le big bang
des intentions éparses, qui fait voler en éclats nos avancées taillées.
Au temps des cavernes sûres, les premiers outils fleurissent, les corolles – 
telles un cycle solaire – écartent les doigts, les mains en éventail
vers un bâillement. C’est uniquement comme ça à cet instant.
& puis : cacophonie des envies, leurs sons de puce, de poing, de tambour.
& puis nous sommes aussi bipèdes que notre imagination bridée.

Adrian Matejka (2021)

A simple history.
Here’s the story on the cavernous wall: the quadruped
in me is sediment thick, glacially insistent. The homonym
in me is prehistoric & sloped with subsistence ideas.
Emergent, back bent in the log cycle of what we were
& might be in our thin minute here. We’re as evolutionary
as breathing air. We’re as ephemeral as the big bang
of scattered intentions, flinting our knapped headways.
In the safe cave days, the first tools blossom, corollas
like a cycle sun-spread fingers, hands fanned out
toward the yawning. It’s only like this for right now.
& then: cacophony of wants, their sounds of chip, fist, drum.
& then we are as biped as our thumbed imaginations.

Adrian Matejka (2021)