RENCONTRE avec Emmanuel Delannoy / Biomiméthique

Paru au printemps 2021, le dernier ouvrage d’Emmanuel Delannoy Biomiméthique (Rue de l’Échiquier) interroge « les limites et les potentiels écueils de notre conception actuelle de la transition écologique » avant de décrire « les conditions, valeurs et principes d’action d’une approche éthique du biomimétisme, qui contribuerait à l’émergence d’un nouveau rapport au vivant, voire d’un nouvel imaginaire collectif (…) ». Dans le chapitre Lost in transition, il interpelle le concept même de Transition. Or, dans ce livre, il questionne tout autant la résilience : « Si le mot résilience a un sens, alors nous devons accepter ce paradoxe : nous ne savons pas de quoi demain sera fait, et pourtant nous devons nous y préparer. » Dans le cadre de notre dossier « Résilience : buzzword ou seule solution ? » publié dans La Strada ce mois-ci, nous avons souhaité connaître plus avant sa position sur ce concept dont les occurrences sont quotidiennes tous médias confondus…

« IL FAUT VRAIMENT DISSOCIER SITUATION DE CRISE ET RÉSILIENCE. »

SR- Dans votre dernier ouvrage Biomiméthique, vous interrogez le mot transition comme pouvant faire partie des mots « dévoyés, malmenés, vidés progressivement de leur sens. » Quid du terme résilience ?
La résilience c’est l’idée de préparer ce que j’appellerais des îlots de reconquêtes en référence aux stratégies de conservation des espèces. C’est-à-dire essayer de préserver des fonctionnalités vitales, des communautés locales en harmonie avec les ressources de leurs territoires etc. La résilience est une capacité de se redéployer mais avant la catastrophe, avant l’effondrement : la résilience, elle se prépare avant.
On peut faire un parallèle avec les plans de gestion de la biodiversité. Il y a des tas de limites aujourd’hui qui font que nous ne sommes pas capables de restaurer et de préserver la biodiversité partout. Donc on travaille sur les réserves. Mais une bonne réserve ça n’est pas un espace sous cloche. C’est quelque chose qui va permettre de recréer une dynamique de recolonisation, de reconquête des milieux une fois que les conditions seront redevenues favorables.
A Marseille, au niveau du Parc Marin de la Côte Bleue, les pêcheurs ont fini par adhérer à cette logique de Parc Marin parce qu’ils ont bien compris qu’il était dans leur intérêt à long terme d’avoir ces zones de résilience et ces espaces où on avait préservé des capacités du milieu à absorber les chocs pour pouvoir après se redéployer, reconquérir ce qu’il y a autour.
La résilience, c’est forcément proactif, ça doit anticiper un évènement.
Or la manière dont on est en train de parler par rapport à la crise sanitaire ou la guerre en Ukraine c’est qu’on est réactif. On commence à proposer quelque chose une fois que la catastrophe a eu lieu.

Qu’est-ce qui fait un système résilient digne de ce nom ?
Si on veut qu’un système soit résilient, que ce soit un écosystème, un système vivant ou un système économique ce sont les mêmes règles de base finalement : il faut que ce système ait 3 caractéristiques. 
Il faut qu’il ait de la diversité intrinsèque, intérieure. Si on parle d’un écosystème il s’agit de la diversité spécifique, de la diversité génétique au sein des espèces qui permettra de s’adapter aux changements. Mais aussi de la diversité fonctionnelle c’est-à-dire de la diversité des interrelations entre les espèces au sein de l’écosystème.
Le deuxième critère c’est l’autonomie. Est-ce qu’on a préparé le système pour que chacun des agents soit autonome et soit en capacité d’autonomie de réaction etc Dans les écosystèmes ça se fait spontanément, naturellement, parce que l’évolution a doté les espèces de cette capacité-là. Sur les systèmes économiques, c’est bien là que le bât blesse aujourd’hui : ce n’est pas après qu’il faut rendre les acteurs autonomes, c’est avant.
Enfin le troisième critère est lié à ce qu’on appelle les boucles d’apprentissage en systémique. Quand on parle du vivant, c’est la capacité à capter un signal, à l’intégrer, à en faire quelque chose et surtout à en retenir quelque chose. Des changements qui vont être des changements immédiats, de l’ordre du réflexe, de la fuite, des changements un petit peu différés qui vont être des adaptations comportementales par exemple, et puis des changements à beaucoup plus long terme qui vont être des reconfigurations, des réagencements, voire de la divergence spécifique. C’est comme ça que les nouvelles espèces apparaissent sur le très long terme.
Dans les systèmes économiques ou les systèmes sociaux et sociétaux, la capacité d’apprentissage est aussi fortement liée à l’autonomie : est-ce que mon système est structuré pour être capable de capter le signal, de l’intégrer ? Est-ce qu’il a cette plasticité évolutive pour être capable de lui-même de se reconfigurer ?
Malheureusement  on voit bien qu’aujourd’hui on a un système économique qui est beaucoup plus structuré sur la résistance au changement que vraiment la résilience et l’adaptation.

Un exemple concret en économie ?
On parle aujourd’hui de « raison d’être »  pour les entreprises (Loi PACTE de 2019, NDLR). Si on commence à réfléchir aux fondamentaux d’une entreprise comme Total par exemple, ça ne devrait pas être de dire « je suis l’opérateur de l’extraction et de la distribution d’énergies fossiles », mais plutôt « je suis un opérateur de solutions d’énergie ». Si le monde change, je me reconfigure, je me réagence, je regarde avec quel écosystème productif je peux travailler pour répondre aux besoins de la société qui sont d’abord des solutions énergétiques innovantes face aux changements. Or aujourd’hui, on voit bien qu’on a un système économique où les constructeurs automobiles s’arcboutent sur le fait de dire qu’il faut produire et vendre des voitures, où les opérateurs énergétiques s’arcboutent sur le fait de dire qu’il faut vendre du baril ou du mètre cube de gaz etc. Alors que le besoin de la société n’est pas celui-là !

Il y a un vrai problème de résilience qui est d’abord un manque de capacité à faire face au changement, à s’adapter au changement : problème avec la boucle d’apprentissage. Un problème de manque d’autonomie aussi parce qu’on a des systèmes qui sont très hiérarchisés et structurés avec des cascades de décision qui manquent complètement de souplesse. Enfin, un manque de diversité parce que, malheureusement, on a un même modèle énergétique pour tout le monde, un même modèle agricole pour tout le monde, un même modèle de mobilité pour tout le monde… Et les quelques rares communautés, collectivités territoriales, qui essaient de faire autrement, sont tout de suite taxées de… mots pas très sympathiques. De qualificatifs du genre « ayatollahs verts » alors qu’en fait ce sont des stratégies d’innovation et d’adaptation au changement. 

La résilience pour l’instant est un vœu pieu ? 
Scander résilience aujourd’hui, après la crise, à coup d’injections de milliards dans des plans de relance : on n’est pas dans de la résilience, on est dans de la réparation, du rebond économique. On n’est pas dans la résilience au sens capacité à reconstruire une intégrité fonctionnelle et évolutive. 
La résilience, ça n’est pas se reconstruire à l’identique pour se reprendre les mêmes baffes le coup d’après. C’est reconstruire avec une dynamique d’évolution et de transformation qui permettra d’anticiper justement les chocs à venir.
Internet est un bon exemple. Internet a été conçu par ses concepteurs comme étant un système permettant de faire face à des chocs majeurs. Dans les réseaux de télécommunications d’avant internet, dans les années 70-80, on avait des réseaux en étoile à partir d’opérateurs qui concentraient d’une certaine façon la distribution d’information. Aujourd’hui, on a des réseaux en grille avec des pôles d’importance variable certes, mais où chaque pôle peut se substituer à un autre en cas de défaillance d’un des pôles importants 

Toute la question aujourd’hui est là aussi, par exemple, sur le modèle énergétique. Les gens qui travaillent à la distribution de l’énergie, RTE par exemple, sont obligés de réfléchir à long terme sur des scénarios stratégiques. Parce que ce n’est pas le même réseau si vous avez un mode de production d’énergie hyperconcentré ou un mode de production d’énergie distribué. 
Et donc forcément si vous avez un mode de production d’énergie très concentré avec une distribution en étoile, et là aussi on le voit bien en Ukraine, il suffit de prendre le contrôle de la centrale de Zaporijjia pour que derrière vous contrôliez quasiment la distribution énergétique du pays. Alors que si on a un réseau de production énergétique distribué, il est beaucoup plus résilient. Il est capable de s’adapter au changement, chaque pôle peut suppléer à un autre etc. On a des logiques qui sont complètement différentes. 

Le message est le même du coup : que la résilience est quelque chose qui s’anticipe et pas qui vient après. Le mot résilience, effectivement, est utilisé à mauvais escient. C’est de la résilience sans changement dynamique, de la résilience conservatrice quelque part. 

Vous évoquez aussi la prospérité à travers son étymologie : bondir vers l’avant. Or celle de résilience évoque un retour en arrière. La Résilience est-elle une condition nécessaire mais non suffisante pour la prospérité ? 
C’est exactement ça. Si vous êtes seulement résilient ça ne vous fera pas avancer, vous ne serez pas préparé à anticiper les changements à venir. Ou ça va vous y préparer dans le sens où vous êtes capable d’encaisser les chocs, mais ça ne fera pas de vous une structure, une société, un système économique capable de se transformer. En fait aujourd’hui, la projection de la prospérité, la vraie, elle repose sur un espèce de deuil du passé permanent.

L’idée ce serait d’inverser cette logique-là, de savoir faire le deuil de quelque chose. C’est la projection et l’appétence pour quelque chose qui sera différent. 
Or aujourd’hui, on voit bien qu’on est, et c’est peut-être un déficit d’imaginaire collectif, dans une vraie déficience qui a peut-être été préparée de longue date, dans l’espèce de nostalgie des 30 glorieuses, le fameux TINA de Margaret Thatcher (There Is No Alternative). S’il n’y a pas d’alternative, et bien oui, on ne peut pas désirer, imaginer quoi que ce soit d’autre. Il y a un blocage. C’est-à-dire qu’on est bloqué en mode résilience, et encore à mon avis pas la vraie résilience au sens écologique.

Par conséquent, on est incapable d’inventer la prospérité. 

Aujourd’hui, dans l’état d’esprit de tout le monde, l’économie est un mal nécessaire. Ce n’est pas un outil qui est à la disposition des citoyens, qui permet de créer du bien-être, qui permet de créer de la cohésion sociale, etc. On a l’impression qu’on est en permanence à devoir arbitrer des compromis entre le développement économique et le bien-être social, la préservation de l’environnement. Comme si ce n’était pas trois choses qui étaient une seule et même chose. L’apport de la théorie du donut de Kate Raworth (Économiste britannique contemporaine, NDLR) c’est de dire non, l’économie est un instrument, elle a une finalité qu’on a complètement oublié aujourd’hui. Ce n’est pas un processus auto-récursif de croissance où finalement la croissance de l’économie ne bénéficie qu’à l’économie et se fait au détriment des deux autres paramètres. 

C’est complètement fou, nous sommes devenus esclaves d’un instrument dont on a perdu le contrôle. Ce qui nous ramène à la pensée d’Ivan Illitch : à un moment donné un outil dont on perd la maîtrise devient un outil d’asservissement.

Donut de Kate RAWORTH

Philippe Frémeaux, qui fut Rédacteur-en-Chef du magazine Alternatives Économiques, disait qu’il fallait être fou pour lancer un magazine critique dans un pays où la gauche déteste l’économie et où l’économie déteste la gauche. Pour se réconcilier avec l’économie, il y a peut-être ce nouveau paradigme de Permaéconomie (Widlproject Editions) que vous avez formalisé en 2016 dans l’ouvrage du même nom ? 
C’est vraiment l’enjeu.
Ce que vous évoquez sur la fondation du magazine Alternatives Économiques existe aussi chez une grande partie des penseurs et des militants de l’écologie. Déjà, l’économie on en a peur. Et très peu la voit comme un instrument finalement, un levier de changement.

La permaéconomie, je n’ai pas de meilleure manière de l’expliquer que de faire le pas de côté vers la permaculture, le jardin potager. Quand je conçois un potager en permaculture, j’ai un objectif qui est évidemment de me nourrir, et quelque part de nourrir mes clients en produisant des produits de qualité et bons pour la santé.
Mais pour assurer cet objectif-là, je veux créer un système de production qui par sa conception même entretienne les conditions de la production présente et future. On n’est donc pas sur une agriculture qui va appauvrir les sols, qui va favoriser l’érosion, qui va détruire la biodiversité etc. On est au contraire sur une économie où en permanence on réinvestit dans le capital productif fondamental de l’agriculteur qui est le sol et l’écosystème. Le sol c’est le premier outil, et la biodiversité c’est l’alliée qui va permettre d’enrichir ce sol en permanence. Année après année, on va viser une double production : un enrichissement du capital écologique et une production qu’on va vendre et qu’on va consommer
La permaéconomie c’est la même chose, et c’est fou d’ailleurs qu’on ne raisonne pas encore comme ça.

La Permaéconomie est une économie qui entretient d’elle-même le capital social et le capital écologique dont elle dépend pour sa production, donc qui fait de la création de valeur nette.

Je ne suis pas le seul à y avoir pensé, des tas de gens y ont pensé, avec les comptabilités en triple capital par exemple. C’est juste un mot nouveau pour essayer de vulgariser quelque chose qui est déjà dans l’air et qui existe. Mais force est de constater qu’aujourd’hui, dans la tête de la plupart des gens, y compris dans la tête de beaucoup d’acteurs économiques, c’est : tant que ça tient et tant que ça crache du pognon, on continue.
Le problème c’est que tout est dans le temps que ça tient. Ça veut dire que la plupart des gens ont conscience que ça ne durera pas éternellement, mais c’est tellement facile.
On prend l’argent le plus facile quelque part, même si on pourrait se dire qu’on peut baisser un tout petit peu le rendement de l’investissement, savoir que ça va durer plus longtemps. On peut faire un petit pari aussi. Se dire que les premières années, on va avoir des investissements qui auront des rendements un tout petit peu moins importants, mais plus ça va progresser plus ces investissements auront un rendement important.

Quelle autre analogie avec la permaculture ?
Il y a aussi la question en permaculture du partage équitable. À un moment de donné, si je fais des investissements qui crachent du rendement, c’est aussi reconnaître qu’on est dans un système d’interdépendance, et ça c’est fondamental. Là aussi faire le permaculteur c’est nourrir l’écosystème qui nous nourrit. Ces rendements financiers, est-ce que derrière je n’ai pas intérêt à renforcer la capacité de mon écosystème économique et social, de mon tissu de sous-traitants, ou des acteurs locaux, de l’artisanat mais aussi de la société… ? En investissant dans la santé, dans la connaissance, dans l’éducation, en autonomisant mes fournisseurs de manière à ce que eux-mêmes puissent m’accompagner dans les transformations qui seront les miennes demain.
C’est toute cette logique-là qui est vraiment une logique de réprocité, de partage pas au sens chrétien du terme, même si je ne rejette pas les valeurs chrétiennes. Un partage bien compris qui prépare l’avenir, qui rend l’ensemble du système plus résilient en quelque sorte.

Paradoxalement, le résilient se fait parfois au détriment du durable. Je pense notamment à la catastrophe de la Tempête Alex. Pendant des semaines, des norias d’hélicoptères entre le littoral et les trois vallées sinistrées du Mercantour…
Pour moi ce que vous évoquez ce n’est pas la résilience. C’est la réponse immédiate à une situation d’urgence. Quand on envoie de l’aide humanitaire voire de l’armement en Ukraine, ça n’a rien à voir avec de la résilience, c’est de la réponse immédiate. La résilience elle doit être anticipée, ou se faire après en parallèle. C’est-à-dire qu’on a un tout petit peu stabilisé le système avant qu’il s’effondre. Là on commence à travailler sur la résilience.

C’est par exemple la réponse d’un écosystème, d’une forêt à l’irruption d’un ravageur, un insecte des chenilles processionnaires… Il va souvent y avoir une réponse d’urgence qui va demander énormément d’énergie aux arbres. Ils vont secréter des tanins par exemple, pour rendre les feuilles non appétentes, et ces tanins vont demander beaucoup d’énergie métabolique à l’arbre, ça se fera au détriment de ses autres fonctions, et ça peut le fragiliser si ça dure trop longtemps. 
Par contre si cette stratégie là est un succès, l’arbre va développer pour le coup des stratégies de résilience et des adaptations comportementales, qui vont par exemple désynchroniser le débourrage des feuilles sur les saisons. Le moment où le bourgeon se transforme en feuille, il va le faire un petit plus tôt, il ne va pas le faire sur toutes les branches en même temps. On voit bien qu’il y a des adaptations comportementales qui elles sont de l’ordre de la résilience que j’évoquais tout à l’heure. 

Donc je pense qu’il faut vraiment dissocier situation de crise et résilience. 

Le dernier rapport du GIEC est alarmant au possible. Il va falloir réparer, régénérer. Pas juste écoconcevoir pour produire du durable, du soutenable…
Oui, en effet, on parle justement d’économie régénératrice, c’est le sujet des travaux de Christophe Sempels (Président d’IMMATERA et cofondateur de l’école LUMIA, spécialiste de l’économie de la fonctionnalité, de la coopération et de l’efficience économique, NDLR). Là-dessus, nous sommes vraiment convergents.
Quand je parle de l’économie de la (P)Réparation c’est cette idée de dire on ne peut plus, parce que les dégâts sont là, se contenter de faire comme si rien ne s’était passé. Ce n’est pas être catastrophiste que d’être lucide et de se dire non, nous ne partons pas d’un état zéro. Nous partons d’un état qui est en-dessous de zéro.
Il faut d’abord revenir à l’état zéro pour pouvoir commencer à progresser

Vous êtes plutôt optimiste ?
Ah, difficile à dire. Ça dépend l’heure à laquelle vous me posez la question dans la journée. (rires) Je ne peux pas répondre à cette question-là. Je passe comme tout le monde par des phases de découragement et par des phases où je suis dans l’énergie de l’action. Parce que, mine de rien, il y a beaucoup de monde qui se mobilise, parce que mine de rien les « poches de résilience » dont parle Dennis Meadows, elles existent, elles se construisent, elles se consolident et elles commencent à se mailler.

Revenons à l’inspiration du vivant… Dans leur Petit traité de résilience locale (Editions Charles Léopold Meyer, 2015), les auteurs citent les 6 grandes figures animales de résiliences : la toile d’araignée, le caméléon, le roseau, la colonie de fourmis, la chenille, le cœlacanthe. Le monde animal peut-il encore nous aider dans cette résilience désormais urgente ? 
Plus que jamais. Le grand mérite de Darwin est de nous avoir montré aussi que le changement est la norme. Que l’état de stabilité est une illusion, qu’elle n’existe pas à l’échelle de l’évolution du genre, des écosystèmes etc. Ce qui veut dire aussi en pensée économique et politique être capable d’être capable de tuer ses certitudes. Ce qui est plus violent encore que d’en faire le deuil. Tuer ces certitudes qui nous menacent si on n’est pas capable de changer, de nous adapter. En ce sens, la certitude s’oppose à la raison. La raison étant la capacité d’appréhender des transformations du réel et de concevoir cela.
L’autre point, puisque j’ai parlé de Darwin on peut parler de Kropotkine, c’est que le mode majeur n’est pas la compétition, tel qu’on pourrait le croire et tel que ça a bien arrangé certains penseurs de la lutte économique. C’est beaucoup plus l’entraide et la symbiose qui sont les moteurs de l’évolution. Les moteurs du changement, les moteurs de l’adaptation des écosystèmes.

Il y a une image que j’aime beaucoup et qui n’est pas dans les six figures de résilience que vous citez : le lichen. C’est un exemple très pédagogique. Un lichen est un organisme qui est capable de pousser là où ni un champignon ni une algue ne serait capable de pousser. Mais l’alliance entre les deux crée une forme « d’émergence » qui fait qu’il est capable de s’adapter à des conditions a priori défavorables pour chacune de ces deux composantes. 
Ce qui montre vraiment l’intérêt de la coopération et de l’adaptation.
Et ça peut réinciter beaucoup d’acteurs économiques, de chefs d’entreprise, à se poser ces questions-là aussi : est-ce que je suis une algue ? Est-ce que je suis un champignon ? Est-ce que je suis un lichen ? Si je suis juste une algue, où est mon champignon ? Et qui est mon champignon ? Il y a là des métaphores à trouver quand même… 

Enfin, et je cite plein d’exemples dans le livre, le vivant c’est quand même la plus grande base de données de connaissances du monde, c’est 4 milliards d’années de R&D, avec des brevets qui sont gratuits, accessibles en open source pour tout le monde.
Toute espèce qui vit est une espèce qui s’est adaptée à des faisceaux de contraintes. Toutes les difficultés que nous rencontrons aujourd’hui ne sont pas sans précédent. Il y a forcément un moment dans l’histoire du vivant où il y a eu un précédent. Et donc où est la piste d’inspiration, d’innovation qui va nous permettre de répondre à ça ?
Là, pour le coup, j’ai une vraie conviction. Et un peu d’optimisme aussi : c’est que ce message-là commence à être compris, commence à passer.
Alors il ne faut pas tomber non plus dans le phénomène inverse. Se dire que parce que c’est naturel c’est bon. Ce n’est pas cette naïveté-là là qu’il faut avoir. C’est cet esprit critique qui consiste à se demander comment on va pouvoir tirer parti de tout ça pour nos organisations, nos sociétés… Au service du bien-être humain, au service d’une certaine harmonie de la société… Se demander où est-ce qu’on va pouvoir puiser des sources d’inspiration, à tous les niveaux : technologique, matériaux, énergétique, innovation, organisation…

N’aurions-nous pas besoin de nous remettre davantage dans du concret ? Redonner plus de poids au low tech, par exemple, dans ce contexte sans précédent de digitalisation des activités, et qui mobilise toujours davantage l’Intelligence Artificielle ?
Complètement. Il y a ce fameux ouvrage Les Furtifs d’Alain Damasio. 

Un grand roman optimisant plutôt son propos, parce que même s’il décrit un futur complètement dystopique, il y a peut-être justement ces petits « îlots » qui sont présents et qui échappent effectivement à cette espèce d’emprise totalitaire. 
Je serais peut-être moins optimiste que Damasio. Si on lâche, si on se lance dans des programmes de géoingénierie, c’est sans retour. Ça n’est pas compatible avec d’autres modèles, d’autres choix. Donc, à un moment donné, il y a des choix qui seront faits par quelques-uns, par une toute petite minorité, probablement par une oligarchie, le terme est à la mode aujourd’hui, et qui auront des conséquences pour tout le monde. Et les autres ne pourront que subir. Donc je pense qu’il y vraiment aussi, fondamentalement, un problème démocratique. 
La démocratie n’est pas à elle seule une réponse suffisante. Il est tellement facile aujourd’hui de manipuler les gens, de manipuler jusqu’à leurs croyances et leurs désirs, que derrière tout le reste en découle finalement. On gagne des élections sur du rêve, pas sur des faits, pas sur des programmes : les rêves c’est plus facile à fabriquer finalement que le réel.
Oui là-dessus, je suis un petit moins optimiste. Une vraie voie, une planche de salut c’est effectivement tout ça : le low tech, les initiatives citoyennes, l’agriculture urbaine, la permaculture, les systèmes d’entraide solidaires… À des échelles locales.

Propos recueillis par Stéphane Robinson

(Crédit photo : Emmanuel Delannoy / DR)