Il y a de cela quelques années, les secrets de chacun, notre jardin intérieur était précieusement accueilli par notre Journal Intime. Ce carnet de voyage des états intérieurs, témoin discret et qui savait garder le secret des métamorphoses fondamentales.
Aujourd’hui avec Internet puis les réseaux sociaux nous assistons à l’extime.
Tout se raconte et se dit du plus banal à ce qu’il y a de plus privé.
Qu’en penser ?
Les pièges inévitables
S’exposer sur les réseaux, quels qu’en soient les contenus, nous aspire dans la tourmente de la visibilité à tout prix. Plus un article ou un post est « liké » plus il est mis en évidence et permet d’augmenter les remontées dans les algorithmes de Google, FaceBook ou LinkedIn.
Les fréquences favorisent la visibilité et la notoriété s’appuyant sur ces effets de vitrine.
Il y a en effet confusion entre quantité et qualité.
Ce n’est pas, parce que l’on est virtuose du community management et des rouages du marketing numérique que l’on est pour autant détenteur des compétences que l’on valorise par les posts.
Alors comment ne pas tomber dans les pièges de l’ego qui court après les signes de reconnaissance et de valorisation, nourrissant à l’envi la dynamique du striatum[1] qui réclame sans cesse son dû de dopamine ? Car, plus j’obtiens de récompenses et plus je continue à agir dans le sens qui me permet d’en obtenir afin d’augmenter les sources de stimuli qui vont m’apporter de nouvelles décharges de dopamine. Cet état de plaisir est si jouissif que l’on ne peut plus s’arrêter et c’est ainsi que l’addiction se crée.
Un cercle vicieux qui a les apparences du vertueux[2].
Lorsque le mélange entre qui je suis et ce que je fais s’effectue, le cycle de récompense/stimuli se développe et je privilégie l’extime qui me valorise, je deviens addictif aux marques explicites de reconnaissance et mon ego est bien entendu titillé. Comment résister ?
En son temps, Christopher Lasch nous avait rendu attentif à la culture du narcissisme[3] en mentionnant l’évolution dans la culture américaine de la normalisation de la pathologie narcissique[4]. Freud nous avait indiqué que le narcissisme est une étape du développement psychique de l’enfant, il se croit être le centre du monde. Les parents, lui apprennent à se décentrer pour intégrer le rapport à autrui et la vie en société, dans laquelle chacun a une place, idéalement équivalente de principe.
Nourrir délibérément le narcissisme des personnes adultes ou jeunes c’est contribuer à créer les conditions d’une régression sociétale permettant de mieux les manipuler en agissant sur les leviers addictifs qui valorisent ce dit narcissisme.
Par ailleurs, il existe, toujours par le biais de la visibilité addictive, une course à toujours plus d’extime, quitte à dévoiler des choses de soi que peut-être « nous » pourrions regretter. L’urgence de la visibilité pose des exigences sur nos choix profonds peut-être ne prenons-nous pas la peine de questionner.
Car à la suite de la question de l’ego et du narcissisme, c’est surtout celle du libre-arbitre qui est convoquée ?
Sommes-nous la proie des biais sociaux qui nous conduisent à agir sous le poids de la conformité à ceux qui ont le plus d’influence sur les réseaux ? Car le critère, comme nous l’avons vu plus haut sera le nombre de likes par post qui agit sur la visibilité donc la notoriété nonobstant la qualité, enfin si, celle de manier avec maestria les codes numériques. Car, oui c’est une compétence, mais qui peut masquer le déficit d’autres. Mais c’est un autre sujet.
Et si ?
Une fois brossé le triste portrait de l’extime et si nous lui trouvions quelques qualités ?
En effet, profitant des côtés utiles de nos biais cognitifs et autres heuristiques de raisonnement, voilà que l’aspect positif des neurones miroir est de créer à la fois de l’empathie et des comportements mimétiques.
Comme nous venons de le voir, sans esprit critique et éthique cela devient problématique. Toutefois, si nous nous donnons les capacités du discernement alors nous pouvons nous inspirer des récits des autres et puiser dans leur témoignage la force de nos propres transformations. L’extime des uns devient le terreau alchimique de développement personnel des autres et impulse un élan partagé de mobilisation à dépasser nos déterminismes.
L’effet de groupe et la diffusion rapide des réseaux sociaux produit une accélération des changements que nous aurions peut-être eu bien du mal à mobiliser dans le tête-à-tête épistolaire avec notre journal intime et quelques proches.
Alors serait-ce la marque d’un changement civilisationnel d’importance ?
Une rupture de paradigme civilisationnel
Cela m’évoque le moment où à la fin du XIXeme siècle la noblesse et la haute bourgeoisie se sont engouffrés avec délice dans la nostalgie et le spleen, en réaction aux effets rousseauistes proposant le bonheur pour tous[5]. Cette période romantique a privilégié les humeurs et émotions sombres laissant au « peuple » le plaisir des réjouissances devenues vulgaires.
En effet le miroir de l’intime auparavant secret désormais se dévoile. Auparavant, les intériorités et les émotions devaient rester discrètes voire tues, le masque social imposant, tel Janus, deux visages, celui d’une présentation sociale, impassible, laissant les tourments à la maison, l’autre partie cachée.
Et nous savons tous que cette dichotomie n’est pas tenable, les burn-out à répétition – qui ont certes bien d’autres sources – nous renseignent aussi sur ces moments de schize, dans lesquels à force de nous sentir coupés en deux, nous craquons.
Aujourd’hui, cet extime généralisé en développant une accélération des transformations individuelles et aussi collectives par les cercles de parole, de pardon, d’hommes et/ ou de femmes, gagne-t-elle en efficacité de changements. L’effet numérique accentue l’impact de ces métamorphoses. Et peut-être qu’à un niveau plus global cela pourrait avoir un sens ?
Nous notons deux phénomènes qui évoluent à la fois en parallèle chronologiquement et aussi exponentiellement, à savoir le développement personnel depuis les années 1970[6] et la conscience écologique plus tardive, débutée dans les années 1990, s’est intensifiée depuis les années 2000.
D’abord considérées comme deux voies très indépendantes, voire s’excluant[7], l’une touchant au développement de l’intériorité des personnes et l’autre plutôt à un militantisme politique, désormais les courants se conjuguent car il apparait évident que la promesse de Gandhi « Be the change you wish to see in the world. » se comprenne enfin, il nous faut nous transformer pour participer à celle du monde. Quelle que soit l’entrée, le résultat est le même, tissons ensemble l’ADN des mutations.
Et si l’extime participait à cette révolution des consciences au service de Gaïa ? Soyons juste attentifs à garder nos transformations au service du vivant.
Christine Marsan
7 juin 2022
[1] Une version scientifique : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/le-journal-des-sciences/une-carte-du-striatum-la-zone-cerebrale-de-la-prise-de-decision-1007040
Une version plus simple : https://fr.wikipedia.org/wiki/Striatum
[2] https://www.youtube.com/watch?v=Vz_6FPH6wgk
[3] Christopher Lasch, La culture du narcissisme : https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Culture_du_narcissisme
[4] Détaillé dans l’ouvrage, Christine Marsan, Entrer dans un monde de coopération : https://www.chroniquesociale.com/comprendre-la-societe/691-entrer-dans-un-monde-de-cooperation.html
[5] François Lelord et Christophe André, La force des émotions : https://www.christopheandre.com/projects/la-force-des-emotions/
[6] Nous ne sommes pas précise dans cette datation car nous pourrions trouver toute une chronologie débutant avec le début de la psychiatrie et de la psychanalyse, mais bien entendu, nous trouvons également dans la philosophie des racines, depuis Socrate. Idem pour la conscience écologique souvent datée à partir de 1972 avec le Sommet de Stockholm, mais dont nous trouvons des traces dès le XIXeme siècle.
[7] Voir une partie des Créatifs Culturels : https://fr.wikipedia.org/wiki/Créatifs_culturels