Des révolutions discrètes

J’ai un problème avec le terme révolution.
Sa connotation table rase. Il y aurait un avant et un après. Et pour être plus précis : il y aurait un progrès.  

Mais qu’est-ce que révolutionne vraiment les révolutions ? Qu’est-ce qu’elles changent définitivement à l’aune de la condition humaine ? Toutes les révolutions. Les politiques comme les scientifiques. La lame qui s’abat sur les nuques comme le piston qui repousse la bielle. La république ou la thermodynamique. Des classes ont seulement fait place à des castes. Des chevaux vapeurs à des bêtes de trait. 
J’assume pleinement ce scepticisme. Lequel s’attache aussi à la « quatrième révolution ». L’informatique. Elle a fait passer le monde de l’analogique au discret. Dans l’autre acception de discret : séparé, divisé. Discret par discernement. Discret au sens mathématique. Discret par opposition à continu. Un très vieux débat qui animait déjà les philosophes grecs. Continuum ou atomes ? Et bien plus tard : corpusculaire ou ondulatoire ? En orient, le bouddhisme zen allait se diviser en écoles de l’éveil subit (la gifle du maître !) et de l’éveil progressif (polir chaque jour le miroir).

La naissance de l’informatique. Une révolution étymologiquement discrète, donc. 

L’analogique est un jeu de correspondances. La hauteur du mercure me donne le niveau de température. En programmation, l’ensemble des valeurs que peut prendre une donnée est distinct. La « discrétisation » est la transposition d’un état continu en son équivalent discret. Première étape vers la résolution numérique d’un problème ou sa programmation sur machine. 

Cette révolution discrète est pourtant si bruyante.
Du bruit dans les amphis, du bruit sur la toile, du bruit sur les réseaux.
On nous avait prédit la fin du travail comme on nous avait déjà annoncé la fin de l’Histoire.
Ce tenace messianisme qui tient l’être humain. Fut-ce chez l’individu le plus porté au discernement justement, fut-ce le plus matérialiste d’entre tous (Ah, cette transposition marxiste du salut céleste chrétien en un salut terrestre de grand soir !). Du Dreamtime des aborigènes aux paradis perdus du poète : la plus universelle des nostalgies et/ou de fantasme.

Big Data, Intelligence Artificielle… On nous avait aussi prédit un « Deuxième âge des machines ». Au premier âge d’une complémentarité homme/machine succéderait un âge de l’automatisation des tâches cognitives. Repends-toi Homo Faber ! L’avènement des machines et des objets intelligents est proche ! Il y a dix ans, une étude alertait sur le risque de disparition d’un métier sur deux aux Etats-Unis du fait de la digitalisation. Une décennie plus tard, rien de cela mais le constat bien réel que la tech, elle, licencie à tour de bras. Que le métavers fait davantage recette sur les engagements de post que sur les business model. Que les cryptomonnaies sont d’une extrême volatilité nonobstant la voracité énergétique des blockchains.
Pire : que le tout numérique est devenu une religion. La pensée magique de tous les enfumages. Masquant l’irrépressible régression sur les services publics. Sur les services tout court. Des Doctolib sans docteurs et des plis postaux définitivement non prioritaires. 

ChatGPT vient d’arriver dans toute sa brutalité. Tout le monde a du « révolution » plein le post. Pourtant, s’il y a un modèle très ancien que reproduit ChatGPT c’est bien celui du capitalisme prédateur. ChatGPT relève bel et bien d’un extractivisme avide pour lequel la fin justifie les moyens. Aucune différence de modèle entre les premiers puits de forage du XIXème siècle et cet agent conversationnel bon teint. Ah, ce pétrole est sur la terre de tes ancêtres ? Allez, dégage, prends ces figues et va jouer ailleurs. Ah, ce contenu de réponse agrège des contenus qui ont été produit par des scientifiques, des chercheurs, des journalistes, des consultants, des blogueurs, des entreprises… ? Bon, les « auteurs » on ne va pas en faire un plat, il s’agit du futur quand même ! Ce mythe du « progrès » qui autorise toutes les libertés. Toutes les mains-basses. Oui, ChatGPT, une extraction sans éthique ni transparence. S’affranchir totalement de la question des sources : une première dans l’histoire de l’humanité selon Gaspard Koenig dans sa dernière chronique pour Les Échos : la faillite épistémologique de ChatGPT.

Déjà, de la même manière qu’avec la garde rapprochée de Jancovici et ses autres nombreux zélateurs pro-nucléaires, les pro-IA s’activent sur le net pour moucher tous ces sceptiques à l’égard des agents conversationnels. 
En réalité, remettre en question ces robots de la tchatche et le tout numérique ce n’est ni vouloir tourner le dos à l’IA ni désirer une espèce de hacking absolu qui débrancherait définitivement le monde de l’informatique. L’IA pourrait par exemple donner un avenir digne de ce nom à l’énergie osmotique (générée par la rencontre d’eaux aux concentrations de sel différentes), et probablement à l’ensemble des énergies renouvelables en quête d’une rentabilité compétitive. (Lire : L’innovation et l’intelligence artificielle sont les pièces manquantes de la transition énergétique européenne, La Tribune, Juillet 2022).

Révolution… 
Je me tiens juste à bonne distance du concept.
Parce que si révolution il y a, je me dis que la plus importante qui se joue actuellement n’est peut-être pas celle qu’on croit.
D’aucuns lient le désengagement actuel des salariés avec l’hyperconnexion généralisée. 
Je prépare actuellement un texte qui n’a pas une vision aussi simpliste.
Il me semble justement que se reconnecter au travail est l’autre révolution, discrète celle-là au sens le plus courant du terme, qui se joue actuellement. 
Semaine de 4 jours, congés illimités, job sharing et même top sharing… 
L’innovation sociale me semble bien plus convaincante aujourd’hui que le disruptif tech.
Entendez encore une fois que je reste nuancé en la matière : c’est précisément la digitalisation des activités qui a permis au mouvement du job sharing, né aux Etats-Unis en 1976, de s’imposer dans certains pays comme la Suisse par exemple.

Révolution…
Pardonnez mon scepticisme, mais oui, je partage aussi cette vision du sociologue Paul Virilio, créateur du concept de Dromologie (La vitesse c’est l’état d’urgence), et qui était également obsédé par le thème de l’accident : « L’accident est un miracle à l’envers, un miracle laïc, un révélateur. Inventer le navire, c’est inventer le naufrage, inventer l’avion c’est inventer le crash, inventer l’électricité c’est inventer l’électrocution… Chaque technologie véhicule sa propre négativité, qui est innovée dans le même temps que le progrès technique. »

Voilà, surtout rester vigilant et les pieds bien sur terre quand on commence à apercevoir des licornes. Bien se frotter les yeux, et ne pas prendre de la verroterie pour du cristal. Du Concours Lépine pour du brevet Edison.
Pareil, je n’ai rien contre les start up en soi. Le Collectif des Start Up Industrielles a par exemple tout mon soutien. Je n’ai aucun problème non plus avec les activités en pure player mais je suis bien plus sensible au click&mortar (concept des débuts d’internet. Ok Boomer !).

Quels seront les accidents propres à l’industrie 4.0 ?
Quels seront les accidents propres à l’IA ?

Il me semble que deux mouvements contradictoires se construisent actuellement sous nos yeux en lien avec la « révolution informatique » : l’un dans l’émancipation, l’autre dans l’aliénation. Deux tendances de fond, sociétale et technologique.
Travailler moins mais mieux dans le premier cas.
Injonction permanente à la connexion et totale déconnection du réel dans l’autre. 

Certains disent que ce n’est pas l’imagination, comme on le souhaitait en mai 1968, mais la vitesse qui est arrivée au pouvoir.
J’espère qu’ils ont tort.
Et qu’on va ralentir.
Dans la dialectique permanente de la rupture et du continu, la première a besoin du temps long du second pour vérifier son audace. Pour l’incarner. 
A bien regarder notre évolution de primate connecté : du temps vraiment très long.