Des visions clivantes approchent le problème des violences, les énergies s’épuisent, les individus ne se rencontrent plus et de nombreux facteurs participent au délitement de la société.
Nous ne pourrons pas résoudre des problématiques complexes avec des solutions simplistes.
Cherchons à avoir un regard pluriel qui dépasse les clivages.
Nous pouvons, nous mobiliser ensemble pour refaire société, revitaliser le rapport à l’altérité, incarner nos valeurs républicaines et retrouver les dénominateurs communs qui fédèreront nos actions.
Les risques du déni
Tirons notre courage de notre désespoir même.
Sénèque
Les flambées de violence sont régulières en France et tout comme les processus d’éruption d’un volcan, il y a d’abord plusieurs étapes d’éruptions magmatiques pour évacuer le trop plein ou dégazage du magma. Ce phénomène produit une décompression et baisse la densité des gaz volcaniques jusqu’au jour où la poussée est trop forte et survient alors une éruption dévastatrice dite éruption effusive, le magma sort et provoque des ravages comme celui de Pompéi.
Précisément par crainte d’une révolution excessive et dévastatrice (car 1789 reste prégnant dans notre imaginaire français) recherchant la paix sociale, la tentation de l’État consiste à étouffer les flammèches éruptives en reportant sur autrui, en l’occurrence les jeunes des banlieues, la violence endémique d’un système social global. C’est alors une stigmatisation et une ostracisation qui accentuent le problème et conduisent vers un risque d’affrontement des extrêmes. Ce que les médias affectionnent car cela va permettre de faire des actus brûlantes !
Pourtant, les facteurs cumulés d’ostracisation[1] sont indéniables, le rapport Borloo en reprend quelques éléments : « La situation est facile à résumer : près de 6 millions d’habitants vivent dans une forme de relégation voire parfois, d’amnésie de la Nation réveillée de temps à autres par quelques faits divers. (…) Les causes sont connues : des grands ensembles impossibles construits (…) enfermés sur eux-mêmes et enclavés, ne bénéficiant pas toujours des fonctions d’une ville, parfois même hors ville, mais toujours de véritables cicatrices urbaines. Construits rapidement, tous sur le même modèle, pour résorber la crise du logement, ils ont accueilli une immigration de travail transformée en immigration familiale, sans que les moyens d’accueil et d’intégration n’aient été au rendez-vous. »[2] Vivant en semi-autarcie, forcée, stigmatisés par une bonne partie de l’opinion, il devient difficile de se trouver une place dans une société qui exclue et rejette, alors il reste la violence pour exprimer son existence et tenter d’alerter sur la détresse de milliers de personnes.
Le sentiment d’’impuissance des pouvoirs publics
Le sentiment d’impuissance des pouvoirs publics face aux plans successifs et à l’argent dépensé[3]. La colère des contribuables face, d’une part, à ces dépenses sans résultat significatifs[4] ou suffisants et, d’autre part, à la désagrégation régulière du matériel urbain et collectif et des centaines de commerces et ou lieux de travail. Ce qui exacerbe les oppositions entre ceux qui travaillent et ceux qui sont au chômage, les points de vue politiques se clivent.
Le traitement inégal des zones sensibles
Le traitement inégal de différentes zones sensibles, comme le mentionne Christophe Guilly dans La France périphérique[5] accentue les frustrations. Cette distinction de zones géographiques conduit à mettre en évidence la fragilité de certaines selon leur proximité/éloignement des grandes villes et de la répartition inégale des ressources en regard des besoins. C’est également l’allocation arbitraire des subventions[6] qui pose question, sur les critères de sélection comme sur des arbitrages politiques ignorant les réelles nécessités.
Le traitement inégal conduit au sentiment d’injustice qui exacerbe les autres facteurs de frustration et peuvent conduire à la violence, surtout lorsque le modèle dominant est basé sur la consommation infinie, créatrice de désirs et donc de rage lorsque ces biens s’avèrent inaccessibles par manque de ressources financières.
C’est là que le modèle libéral peut être revisité comme vecteur principal d’inégalités conduisant inexorablement à des manifestations de violence.
Comment tenir ensemble une société lorsqu’une partie des plus grandes fortunes de France sont liées à l’économie du luxe, de la consommation ou du numérique ? Celui-ci s’enrichit de l’incitation permanente à la consommation via la gestion des Data et des algorithmes chaque jour plus performants dans les réseaux sociaux.[7]
Le sacre de la consommation
« Dans une société où la consommation est érigée comme un horizon d’émancipation, la frustration consommatoire agit comme un puissant vecteur de colère politique », démontre le communicant Raphaël Llorca. »[8]
Du rap au Hip-Hop à TikTok, une partie de la population trouve un moyen d’exister, de prendre une place grâce aux réseaux sociaux. En effet, sur YouTube, puis Instagram et maintenant TiKTok, en quelques heures, il est possible de poster une vidéo de qualité (ou pas) qui en devenant virale procure à son auteur la possibilité de devenir un influenceur. C’est-à-dire avoir une place reconnue et désirée qui, par le nombre de followeurs, se transforme en moyen de gagner de l’argent grâce aux marques qui subventionnent les performances de reconnaissance numérique.
Par ailleurs, les algorithmes ne récompensent pas uniquement le nombre de likes et de commentaires mais incitent aussi au communautarisme en renforçant les centres d’intérêt et donc ceux communs de chaque communauté, les rendant également autarciques. Les algorithmes de FaceBook[9] ayant largement participé avec les années à passer du « tout ouvert » au « tout communautaire. Ce qui renforce le sentiment d’appartenance et augmente de facto les oppositions avec les autres que l’on ne fréquente plus.
Le sacre de la consommation et de la visibilité narcissique vient supplanter le sacré et la quête de sens. Comme consommer pour consommer n’est en rien une finalité transcendante, les désillusions rendent les individus amers et renforcent, là aussi les insatisfactions et les frustrations.
Violence institutionnelle contre violences des rues
Face aux « explosions de violence » les réactions institutionnelles ont aggravé la situation avec par exemple l’utilisation du mot « racaille » par Nicolas Sarkozy. Pour intégrer les minorités il est important que l’État soit exemplaire. C’est cette faillite d’incarnation des valeurs que dépeint régulièrement Amin Maalouf au travers de ses ouvrages : « La civilisation occidentale a été, plus que tout autre, créatrice des valeurs universelles ; mais elle s’est montrée incapable de les transmettre convenablement.[10] » La violence institutionnelle vécue également lors des « dérapages » de certains policiers[11] accentue le problème car cela fragilise la confiance que l’on porte à un État protecteur et censé incarner les valeurs républicaines : Liberté – Égalité – Fraternité.
Et bien entendu la sauvagerie des meurtres de Samuel Patty, du prêtre Jacques Hammel, pour ne parler que de quelques-uns ou des différents policiers blessés ou tués est inacceptable. Chaque acte mérite une réparation exemplaire. La demande des citoyens est que chacun soit traité de manière équivalente et qu’il n’y ait pas de favoritisme ou de mise à l’index systématique.
Tant que l’ensemble de l’humanité ne sera pas parvenu à un niveau de conscience permettant la constitution d’une éthique individuelle favorisant la prise en considération et le soin porté au collectif, l’État fait figure de Parent structurant. Si ce dernier est défaillant alors, en reflet, ses « enfants » le sont aussi. Et comme il est plus facile d’imputer aux plus faibles nos propres manquements, la stigmatisation des jeunes des banlieues qui détruisent les centres villes est plus aisée. Les frustrations cumulées se reportent des banlieues aux centres villes, là où sont concentrées les richesses et le luxe.
Par ailleurs, pour être entendus les représentants des minorités et/ou des banlieues ont besoin d’être rassemblées en un collectif audible et représentatif : « Une des difficultés reste la coordination de ces collectifs. Mais nous ne sommes plus en 2005. Les révoltes sont sorties des quartiers populaires, pour aller vers les centres-villes. Elles succèdent à des mouvements sociaux importants comme les « gilets jaunes » ou le mouvement contre la réforme de la retraite, qui se sont heurtés à la même logique répressive. Ce contexte donne peut-être la possibilité d’alliances ou de convergences.[12] »
La désagrégation de la classe ouvrière a eu un impact systémique
La désindustrialisation de l’économie française dans les années 1980 mettant les ouvriers au chômage a fragilisé les cités, dites, ouvrières, économiquement et aussi socialement. L’autorité paternelle se réduisant car le père n’était plus exemplaire et crédible, n’allant pas travailler, ne faisant plus entrer le salaire dans le ménage, perdant la face, ce sont les fils qui ont pris le pouvoir, complexe œdipien placé dans une perspective sociétale[13]. La désillusion est grande face à l’incapacité de l’État à apporter une réponse à ces personnes en perte de repères.
Alors se crée des zones de flous en termes de responsabilité, de rôles, flous immédiatement exploités. « Les conflits liés aux prises de pouvoir sont identifiés par les sociologues des organisations (Crozier, Friedberg) comme le fait de laisser des flous volontairement ou non au sein d’un système. C’est-à-dire ces zones non prévues, des limites non clarifiées qui conduisent les acteurs à prendre position dans ces espaces mal définis et créant ainsi des conflits de rôles et plus largement de territoire et des conflits de pouvoir. Car il s’agit de savoir qui sera le premier à déployer sa stratégie de conquête sur l’espace et sur ses concurrents.[14] »
Eric Marlière attire notre attention sur le fait que la mise au chômage massive des ouvriers a également eu une conséquence sur le maillage social et les tissus associatifs : « Les solidarités populaires sont moins fortes qu’elles ne l’étaient dans les années 1980 en raison des processus d’individuation qui se sont matérialisés dans différentes compétitions, dans la poursuite des études pour certains, le business pour d’autres, sans oublier la volonté de quitter le « quartier » lorsque les personnes s’en sortent.[15] » Ce qui a au notamment pour conséquence les replis communautaires et à nouveau l’instrumentalisation institutionnelle du phénomène : « Aujourd’hui, la revendication d’égalité des associations antiracistes est majoritairement disqualifiée comme « communautariste » par les pouvoirs publics, le simple fait de mettre en évidence des inégalités de traitement venant entacher l’universalisme républicain… En 2021, le terme de « communautarisme » a été remplacé par celui de « séparatisme » avec la loi « confortant le respect des principes de la République », dite loi « séparatisme » qui institutionnalise tout un ensemble de pratiques jusque-là informelles.[16] »
C’est dans ces zones de flou qu’émergent celles de non droit avec la prolifération de la drogue et des dealers, apportant des réponses aux besoins d’exister, d’avoir un rôle, d’être utile, d’être reconnu et de gagner sa vie. Ce sont les critères qui changent d’une catégorie sociale à l’autre, mais les fondamentaux sont les mêmes.
Ainsi, pour solutionner le problème, c’est en fait une institutionnalisation de la stigmatisation qui accroît le sentiment d’injustice et les frustrations. La demande essentielle de ces personnes est d’être traitée de la même manière que le reste de la population et donc d’incarner la valeur d’égalité puis celle de fraternité. Inégalité de traitement désormais clairement identifiée par la position prise par certains policiers : « Deux grands syndicats, Alliance et Unsa-Police, qui représentent plus de la moitié des policiers, publient, dans un contexte de désordres urbains consécutifs à l’homicide perpétré par l’un des leurs, un communiqué dans lequel ils se déclarent « en guerre » contre des jeunes qu’ils appellent des « nuisibles » qu’il faut « mettre hors d’état de nuire » et annoncent qu’ils vont entrer « en résistance » si le gouvernement ne met pas en œuvre des « mesures concrètes » consistant à élargir encore leurs prérogatives, à leur assurer une protection judiciaire plus étendue et à exiger de la justice plus de sévérité à l’encontre des fauteurs de troubles.[17] » Si la position des policiers peut être comprise : être blessé et tué, gratuitement est insupportable, il apparait que celle violence en miroir s’est engouffrée dans un cercle vicieux. Toutefois, c’est à l’institution et à l’État de montrer l’exemple. Idem pour les médias, la couverture massive d’un jeune de banlieue tué par un policier et minorer d’autres sujets comme les agressions régulières d’acteurs de l’État dans certains quartiers renforce les positions de certains et radicalisent les autres.
Ce qui ouvre le débat de la couverture médiatique et du traitement de l’information. De plus en plus de journalistes sont désormais free lance et auxquels on demande un papier de 5000 signes pour le lendemain sur des problématiques complexes qui nécessitent des explorations et de longues investigations[18]. Alors, il ne reste plus, pour beaucoup, que l’option de relayer des opinions clivantes car les algorithmes encouragent ce qui fait débat et crée le plus de commentaires haineux. Les rédactions de grands journaux ou magazines privilégient également l’audimat qui se traduit par des ventes.
Une autre construction de l’altérité
Nous n’assumons plus que l’homme puisse et doive s’humaniser en cultivant sa capacité de fraternité.
Abdennour Bidar
Rejetés par la majorité des Français, reste alors une construction de l’altérité dans une diversité ghettoïsée, sans dialogue avec la majorité de la population nationale, ce qui accentue les ruptures par méconnaissance, ignorance et rejet. Pour Marie-Hélène Bacqué les plus jeunes sont intéressés par la politique mais autrement : « Notre enquête Pop-Part auprès de jeunes de quartiers populaires en Île-de-France de 2017 à 2021 montre la force des expériences communes à ces jeunes. Ces expériences sont marquées par la stigmatisation territoriale, la discrimination raciale et la force des inégalités sociales.
Ces jeunes ont aussi en commun une expérience de l’altérité ; ils habitent dans des quartiers aux populations très diverses de par leurs origines et trajectoires migratoires. La religion a aussi joué un rôle important dans leur socialisation, qu’ils soient comme la plupart musulmans ou bien évangélistes.
Le rapport distendu avec la politique institutionnelle peut s’accompagner d’un réel intérêt pour le politique, que ce soit au niveau local, national ou international. Cette distance s’explique par le sentiment de ne pas être entendu, de ne pas être représenté. Les jeunes trouvent donc d’autres voix pour se faire entendre.[19] »
Ce qui accentue le clivage de compréhension et de représentativité de ce qui devrait être un socle commun.
La culture narcissique de masse
La cuture narcissique présentée largement par Christopher Lasch[20] nous alerte sur plusieurs éléments, une réduction du sujet au profit de l’objet, tout et tout le monde deviennent objet de consommation. Le culte de soi et le désintérêt du collectif, autrement dit, se prendre soi-même comme finalité. « Le narcissisme se développe à travers une conception de la réussite sociale vidée de sa substance. Les idoles, personnalités vivant pleinement le fantasme narcissique à travers la célébrité, jouent un rôle éminent dans nos sociétés en donnant le ton tant dans la vie publique que privée. Elles sont admirées sans limite ou critiquées pour elles-mêmes et non pour ce qu’elles font. Les actes, les raisons de l’accomplissement personnel n’importent plus. Ce qui compte (…) c’est le succès, la célébrité, la popularité pour eux-mêmes. On ne cherche pas l’approbation pour ce que l’on fait mais pour ce que l’on paraît, pour l’image plaisante que l’on projette, pour l’attention que l’on a réussi à attirer sur soi, tout ceci devant être sans cesse renouvelé et ratifié par la publicité » et/ou l’autopromotion apportée désormais par les réseaux sociaux.
L’immédiateté a pour conséquence de couper de la notion de continuité de générations, notamment : « Lasch constate également un déclin du sens de la « continuité historique ». « Vivre dans l’instant est la passion dominante », écrit-il et nous perdons la notion d’appartenir à une « succession de générations qui, nées dans le passé, s’étendent vers le futur ».[21] » Ce qui va poser problème pour la transmission culturelle, historique comme des ancrages des valeurs républicaines et de ce qui fait société.
Lasch mentionne également le délitement de l’autorité et de la fonction paternelle qui se transforme, dans son aspect universel, dans le capitalisme qui a une facette structurante, sans père : « Les modèles familiaux et personnels ont été dépassés au profit d’une dépendance bureaucratique où l’individu est déresponsabilisé et considéré comme une victime des conditions sociales. » On comprend mieux le rejet des figures incarnant le père comme un Président de la République[22], par exemple, auquel on privilégie le cadre de consommation que propose le libéralisme.
Un changement de paradigme aux couleurs explosives
Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres.
Antonio Gramsci
Post-modernité et dérapage, régrés
La déconstruction du modèle dominant dit moderne (privilégiant les valeurs scientistes comme facteur de progrès) conduit à un changement radical de notre civilisation qui connaît une phase intermédiaire, la post-modernité. Ce moment où les repères se déconstruisent et où le risque est de vivre un chaos, au sens premier du terme, lié aux régressions et aux affrontements des différents modèles de société et communautés.
Nous y sommes.
Depuis une vingtaine d’années, en mode bricolage, des milliers de personnes s’essaient à co-construire le monde en émergence, là aussi avec des tonalités très différentes entre ceux qui poussent le transhumanisme, ceux qui imaginent demain sur les bases de la décroissance et du retour à la nature et ceux qui revisitent le pouvoir et proposent des gouvernances matures et des organisations libérées.
Et dans le même temps, les régressions mentionnées semblent s’être radicalisées et les élections de dirigeants populistes partout sur la planète désespèrent les acteurs de la démocratie.
Aux phases de progrès succèdent celles de régrés.
L’instrumentalisation de la violence, des manipulations dangereuses
Nous mettons en perspective quelques études qui expliquent des tendances souterraines qui nous agissent et/ou nous manipulent. Avec Jérôme Fourquet, L’archipel français, nous pouvons comprendre les modalités d’une société plurielle et divisée avec le délitement des composantes des référents culturels qui ont constitué la France. La restructuration des composantes de la famille (IVG, divorces, naissance hors mariage, homosexualité, PACS, PMA…) autant d’évolutions sociétales qui s’opposent au dogme religieux, ce qui participe à une déchristianisation avec un désengagement massif de la religion catholique. En parallèle une immigration en hausse avec des valeurs et des pratiques fortes d’un Islam parfois vécu comme conquérant conduisant là encore à des positions duelles : islamophobie contre islamo gauchisme[23], clivant une nouvelle fois la société et empêchant les débats.
Un Islam conquérant que décrit Florence Bergeaud-Blackler avec ses ouvrages notamment sur Le frérisme et ses réseaux. « Ils (les frères musulmans) ne s’arrêteront pas, parce que nous sommes un des rares peules au monde à être porteur d’un universalisme qui s’oppose au leur.[24] » Ainsi, une utopie de société religieuse conquérante prenant l’Europe comme terrain d’expansion prend en otage aussi bien les musulmans modérés que les autres citoyens, pratiquants ou non en inversant les codes sémantiques (Jean-François Le Drian). Même si des philosophes comme Abdennour Bidar[25] invite à la modération et au réveil des musulmans à redéfinir leur religion et se rappeler des origines pacifiques du dogme.
Influences souterraines que met également en lumière Giuliano da Empoli avec les Ingénieurs du chaos, démontrant, sources à la clé, les mécanismes manipulatoires des réseaux sociaux pour orienter les personnes à voter pour des candidats populistes, s’appuyant principalement sur les opinions les plus clivantes possibles. Il explique comment les élections en Italie, aux USA, au Brésil, en Israël et désormais en France ont pu être “trafiquées” et comment la rage et la haine sont instrumentalisées. Pour ces ingénieurs du chaos, la politique est considérée comme un produit, les êtres humains comme des fourmis, notamment dans le cas du Mouvement 5 étoiles, en Italie.
L’utilisation des données maximise les commentaires les plus revendicatifs, qui sont alors le fait des extrêmes politiques qui se rejoignent dans leur véhémence et sont alors utilisés pour créer des tendances politiques. Celles-ci n’ont plus aucun lien avec un réel projet politique, mais uniquement comme des tendances labiles, des effets de mode qui cristallisent leur incarnation au travers de personnages populistes. Ce qui explique comment un Donald Trump odieux, insultant, vociférant, manipulant les informations, fervent adepte des fake news et du complotisme et détestant une bonne part de la population américaine a pu être élu. La majorité des personnes de classes populaires avaient réussi à s’identifier à lui. Désormais ces ingénieurs du chaos jouent sur les pulsions, activent les points de vue des extrêmes. Celles-ci devenant le centre des expressions de vote, incitant à désunir et à « libérer les animal spiritset les pulsions les plus secrètes et violentes du public[26] ».
Ainsi, d’une “déconstruction naturelle” d’un modèle de civilisation (changement de paradigme) qui évolue, en passant par une étape de pertes de repères avant d’en créer de nouveaux, s’ajoute une volonté délibérée de pousser les personnes dans leur archaïsme en valorisant la haine et la violence. Cette désinhibition sociale généralisée a plusieurs impacts, celui de faire régresser psychologiquement les individus vers des comportements que chaque société, à sa manière, s’était ingéniée à endiguer, car la violence « brute » ne permet pas de tisser les liens sociaux de qualité et à une société de tenir ensemble. Et aussi, cette « libération des instincts » dans le champ politique participe à désagréger les démocraties. Les élans populistes invitent davantage à un retour aux dictatures qu’à encourager les évolutions de gouvernance. « Une fois les tabous brisés, il n’est pas possible de les recoller : quand les leaders actuels passeront de mode, il est peu probable que les électeurs, accoutumés aux drogues fortes du national-populisme, réclament à nouveau la camomille des partis traditionnels. Ils demanderont quelque chose de nouveau et de peut-être encore plus fort. »
Voilà bien le « drame » de ces phénomènes souterrains à savoir que le fruit des Lumières, les valeurs universalistes et les Droits de l’Homme et du Citoyen, obtenus à la suite de moments sanglants de notre histoire, ayant conduit aux plus belles élaborations démocratiques, aux expressions de tolérance et à l’accueil de la diversité qui ont ensemencé le monde comme horizon souhaitable se transforment en un chaos qui pourrait engloutir chacun.
Pour qu’un nouveau paradigme s’installe il faut un temps long pouvant aller jusqu’à 250 ans[27] ce qui nous fait oublier la cyclicité des sociétés. Nous avons toujours besoin de toucher les pires abysses humains comme avec la Seconde Guerre mondiale – les camps de concentration et la bombe atomique – pour accoucher des plus belles utopies pour notre monde. Aujourd’hui, il semble que nous soyons à nouveau plongés dans un abysse équivalent afin d’émerger de la suite. Pourtant ce nouveau paradigme est en construction[28].
Du narcissisme à l’addiction
En développant une culture narcissique de masse, se développe une addiction multiforme au culte de soi primant sur le collectif, aux dirigeants narcissiques et populistes, à la violence, à la rage, activant l’adrénaline qui permet des regroupements festifs déliant les pulsions jusqu’ici retenues. L’augmentation significative de l’usage des drogues qui à la fois diminuent les capacités cognitives et encouragent la dépendance participe à la croissance du business des narcotrafiquants. Activité illicite dont les acteurs sont connus pour être violents et dont leur nombre est croissant en France et utilisent quartiers et banlieues comme terrain privilégié de leurs trafics.
Narcissisme et addiction constituent un cocktail explosif qui touche une grande partie de la population et qui vient se manifester au travers des populations les plus stigmatisées. Mais elles sont la forme d’éruption visible, celle magmatique qui montre la tension sous-jacente et qui pourrait se traduire par des affrontements de parties de la population, les extrêmes politiques[29], qui n’hésitent pas à s’affronter dans la rue, théâtre Dyonésien[30] permanent d’orgies barbares.
La post-modernité a forgé, en suivant Michel Maffesoli, son paradigme sur le fait que le désordre ritualisé vient s’opposer à la modernité et apporter une alternative à la violence, elle l’endigue. Rappelons-nous l’analogie mythologique grecque. Le calme de la Cité était représenté par l’archétype Appolon, « tout est parfait » auquel Dyonisos et ses bacchanales amenaient le désordre, la perturbation dans la routine du quotidien pour revitaliser le social. Le problème réside dans le fait d’analyse ce que nous vivons aujourd’hui, avec des lunettes inappropriées. Car les utilisations délibérées de nos fonctionnements archaïques viennent nous faire régresser de ce moment de névrose où l’ordre établi structure la société, il est la norme sociale. Carnaval étant son inversion vivifiante, ponctuelle, afin de revitaliser un nouveau cycle social d’un an.
Ce que nous votons dans les rues, ne sont plus ces moments codifiés de carnaval. Il est question d’une régression à des stades plus psychopathiques, d’avant la construction identitaire de la névrose. Et c’est là que cette sauvagerie non domestiquée pourrait emporter tout sur son passage, notre démocratie, notre civilisation, etc. Et bien entendu, là aussi les acteurs comme les causes des violences sont pluriels. Il est impossible de plaquer une seule lecture à un phénomène complexe.
C’est à ces différentes strates de resurgissement de la violence que nous voulons rendre attentifs, car en se méprenant sur les causes, les réponses peuvent être inadaptées. Il est essentiel d’avoir en tête ce millefeuille qui interagit dans diverses dimensions et de manière simultanée pour participer à l’établissement d’un diagnostic solide, pluridisciplinaire et multifactoriel et identifier par nature de causes des réponses qui pourraient être plus solides et pérennes.
Du constat aux propositions
Que vos choix soit le reflet de vos espoirs et non de vos peurs.
Nelson Mandela
Notre objectif est de dépasser les clivages et de proposer une tierce voie aux oppositions systématiques afin de réapprendre à faire société et tisser ensemble la civilisation en capacité de faire face aux défis de notre monde.
Afin de passer des constats aux propositions nous suggérons de partager un décodeur de complexité.
Pour ce faire nous proposons d’utiliser un référentiel qui fait office de boussole pour cartographier les différents facteurs de violence. En les catégorisant, cela permet d’identifier ce qui manque pour comprendre et également catégoriser les réponses et co-élaborer, avec les acteurs du terrain, les chemins d’évolution et de sortie du schéma de violence.
Ceci facilitera l’articulation de nombreuses initiatives en fonction de leur efficacité versus l’endroit où elles peuvent opérer (maturité des collectifs et spécificités culturelles).
Nous avons évoqué le rapport Borloo en début d’article, si nous pouvons apporter notre pierre c’est sur l’objectif 19 : A la rencontre de l’autre. Nous mettons au service des associations et des acteurs privés et publics nos 30 ans d’expérience dans le champ de la gestion des conflits et des violences et de la construction de l’altérité, de la coopération et de l’intelligence collective.
Il est question de retisser des liens pérennes, sortir des enfermements, des ostracisations et stigmatisations pour co-créer ensemble, des solutions à des besoins communs. Alors, nous pourrons mobiliser l’énergie de vie des citoyens vers une co-construction républicaine et non une destruction démocratique.
Christine Marsan, 14 juillet 2023
[1] Facteurs d’ostracisation des “jeunes des banlieues” largement renseignés par des auteurs comme Jean-Marc Stébé, la crise des banlieues, Annie Fourcaut, Banlieue rouge ou Xavier de Jarcy, Les abandonnés. Les critères sont multiples et le manque de futur pour certains, le rejet, le racisme vécu (contrôle au faciès) sont autant de facteurs explosifs qui sont faciles à instrumentaliser.
[2] Vivre ensemble, vivre en grand, Rapport Borloo sur les banlieues : https://fr.scribd.com/document/657252187/Plan-Borloo-pour-les-banlieues
[3] https://www.latribune.fr/opinions/tribunes/banlieues-nous-avons-tout-essaye-sauf-le-prive-801482.html ; https://www.francetvinfo.fr/vrai-ou-fake/emeutes-apres-la-mort-de-nahel-quatre-questions-sur-le-budget-de-l-etat-dedie-aux-banlieues_5933927.html
[4] https://www.tf1info.fr/societe/plan-marshall-pour-les-banlieues-ou-est-passe-l-argent-1534654.html
[5] Christophe Guilluy, La France périphérique, Flammarion, 2014.
[6] https://www.publicsenat.fr/actualites/societe/fonds-marianne-marlene-schiappa-a-refuse-une-subvention-de-100-000-euros-a-sos-racisme
[7] https://www.capital.fr/economie-politique/le-top-50-des-plus-grosses-fortunes-de-france-858220
[8] https://www.lopinion.fr/politique/emeutes-urbaines-et-frustration-consommatoire-la-chronique-de-raphael-llorca
[9] https://www.philomag.com/articles/pacome-thiellement-les-reseaux-sociaux-sont-un-piege-absolu-pour-ceux-qui-veulent?amp
[10] Amin Maalouf, Le déréglément du monde, Le Livre de Poche, 2009.
[11] https://www.scienceshumaines.com/un-reservoir-de-colere-se-remplit-peu-a-peu-entretien-avec-jacques-de-maillard_fr_46246.html?utm_source=brevo&utm_campaign=NL230710&utm_medium=email
[12] https://theconversation.com/quartiers-populaires-40-ans-de-deni-209008
[13] https://www.cairn.info/violences-en-entreprise–9782804150143.htm
[14] https://blogs.mediapart.fr/christine-marsan/blog/100723/violence-et-interstices (Adapté).
[15] https://theconversation.com/quartiers-populaires-40-ans-de-deni-209008
[16] https://theconversation.com/quartiers-populaires-40-ans-de-deni-209008
[17] https://aoc.media/opinion/2023/07/09/la-police-contre-la-republique/
[18] https://www.etui.org/fr/themes/sante-et-securite-conditions-de-travail/hesamag/journaliste-un-metier-en-voie-de-precarisation/le-burn-out-des-journalistes-symptome-d-un-malaise-dans-les-redactions
[19] https://theconversation.com/quartiers-populaires-40-ans-de-deni-209008
[20] Christopher Lasch, La cuture du narcissisme, Flammarion, 2008. https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Culture_du_narcissisme
[21] https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Culture_du_narcissisme
[22] Ce qui repose la question de son exemplarité ou tout du moins de sa posture.
[23] Philippe Fabry, Léo Portal, Islamogauchisme, populisme et nouveau clivage gauche-droite, VA Editions, 2021.
[24] Florence Bergeaud-Blackler, Le frérisme et ses réseaux, Odile Jacob, 2023.
[25] Abdenour Bidar, Lettre ouverte au monde musulman, Les Liens qui Libèrent, 2015 ; Les tisserands, Les Liens qui Libèrent, 2016 ; Génie de la France, le vrai sens de la laïcité, Albin Michel, 2021.
[26] Guiliano da Empoli, Les ingénieurs du chaos, Folio actuel, Gallimard, 2019.
[27] Ce qui tend à se réduire en ce moment avec les accélérations numériques de partage de l’information. Pour un plus long développement voir, https://www.acatl.fr/la-delicate-transition/
[28] Marc Luyckx Ghisi, 2 milliards de réenchanteurs, Actes Sud, 2023
[29] https://www.liberation.fr/politique/mort-de-nahel-les-milices-dextreme-droite-en-action-dans-les-emeutes-20230705_JJXU4ZXQPFGK3JJ65PZH3F4T5Y/
[30] Michel Maffesoli, L’ombre de Dyonisos, LGF, Livre de Poche, 1991.







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