Le 22 mai 2021, j’avais publié un post intitulé L’Anthroposcène go sane près de 8 mois après le précédent consacré à Emmanuel Druon et son dernier ouvrage sur l’Ecolonomie. L’idée était de rappeler que, contrairement aux apparences, ce blog n’avais pas été désactivé. Avec ce nouveau post, le rythme tombe à 4 mois. Pas mal mais très slow quand même comme approche. Tout cela est-il bien sérieux ? L’Anthroposcène est-il vraiment un blog avec lequel il faut compter ? Et puis, au début de l’été dernier, voilà que je tombe en arrêt devant cette couverture exposée dans la vitrine de mon libraire indépendant de quartier, la bien nommée Les Journées Suspendues comme la suite de ce post vous le confirmera : DROMOLOGIE, La vitesse c’est l’état d’urgence.
Ce mot faisait immédiatement écho avec celui de Dromomanie qui apparaît dans mon post de juin dernier Humeur vagabonde ou l’éloge de la simplicité. Reste que le néologisme du philosophe et urbaniste Paul Virilio renvoie à une dimension d’étude plus ambitieuse que le symptôme psychiatrique conçu au XIXème siècle dans une optique de médicalisation du vagabondage.
UN NOUVEAU MÉDIA TRÈS SLOW POUR PENSER LA « COURSE »…
« Il nous faudrait absolument ce que j’appelle une « dromologie », c’est-à-dire une discipline qui s’intéresse aux ravages de l’accélération et de la course. » disait Paul Virilio en 1977.
La pensée de Paul Virilio est entièrement concentrée dans l’étymologie même du concept qu’il a inventé : dromos (la course) et logos (la connaissance). Une invitation à prendre très sérieusement comme objet d’étude « la frénésie de la vitesse dans tous les états de la postmodernité ». (Stefan Grobb-Lobkowicz, Rédacteur en chef de The European).
L’essayiste aux multiples talents (il fut notamment maître-verrier), disparu en 2018, a consacré l’essentiel de sa réflexion « sur la technologie et la vitesse dont l’alliance constitue à ses yeux une « dromosphère ».
Au printemps dernier, les éditions Eterotopia France ont donc publié le tout premier numéro de Dromologie, sous-titré « Cahiers Paul Virilio ».
Un collectif international d’auteur-e-s s’était donc réuni dès 2019 autour d’un projet éditorial visant à « révéler, partager, et approfondir cette nouvelle approche théorique du monde. » Ce tout premier numéro « aborde le thème de la vitesse et de l’accélération à travers la philosophie, l’art, l’architecture, l’éco-logie, la sociologie. »
Et pourquoi vient-il trouver sa place chez L’Anthroposcène ?
Tout simplement parce qu’il « s’adresse à quiconque se questionne sur le déploiement technologique, le saccage des écosystèmes, la disparition d’espèces vivantes, le dérèglement climatique. »
Son directeur de rédaction, Thierry Paquot, y propose un édito explicite dans son projet.
« Dromologie promeut la pensée de Paul Virilio – inventeur de cette discipline – , la confronte aux technologies numériques, l’applique aux évolutions du « capitalisme de surveillance », la développe pour rendre intelligible les innombrables changements qui affectent la planète Terre, les humains et le monde vivant. Pourquoi des cahiers ? Car ce type de publication se prête à l’élaboration d’idées. Des cahiers sont comme un livre ininterrompu, en cours, qui s’écrit d’un numéro à l’autre. Mais aussi parce que Paul était un revuiste convaincu, créant Architecture Principe avec Claude Parent, collaborant à Esprit, Cause Commune, Traverses et Urbanisme, publiant dans Critique, Les Cahiers du Cinéma, L’Autre Journal, Libération, Le Monde, etc.(…) »
La suite de cet édito interpelle le blogueur-lent que je suis : « (…) Non sans ironie, cette publication sur la vitesse est annuelle ! Elle appelle à prendre son temps pour décortiquer la vitesse, dont le destin technologique se résume au verbe « accélérer ». Face à la numérisation d’une « pensée jetable », qui n’est autre que sa précarisation, nous privilégions la contemplation, la méditation, la réflexion, la lente élaboration d’une pensée « révélationnaire ». Ainsi, par sa périodicité lente, nous nous opposons à « l’écologie grise », cette « pollution dromosphérique », générée par la vitesse qui brouille les distances et annonce le « crépuscule des lieux ». (…) »
Voilà.
Deux projets pour un seul post donc…
UN COLLECTIF POUR S’ATTARDER SUR LA « GRANDE ACCÉLÉRATION »
Tout d’abord, vous faire connaître cette toute nouvelle revue et vous faire (re)découvrir le travail visionnaire de Paul Virilio qui annonçait en 1991 : « Nous allons vers un village global, qui sera en réalité le plus grand confinement et la plus grande incarcération jamais vécus. »
La riche contribution du collectif d’intellectuels sur cette première édition serait bien difficile à synthétiser.
Citons l’introduction par Stefan Grobb-Lobkowicz à la thèse centrale de cet « anarchiste chrétien », comme il se décrivait lui-même (et comme je me décris bien volontiers !), et qui est clairement pessimiste : « Paul Virilio a perçu le plus grand désastre de notre civilisation dans la transmission instantanée, et dans un de ses derniers livres, Le Grand Accélérateur, il en a déduit le déclin cyclique des marchés économiques. Ses arguments étaient que le temps se comprime tellement, ne connaissant ni hier ni demain, que seuls des algorithmes fous règnent et que l’humanité perd pied par rapport à eux. Virilio l’a appelée la dictature numérique et l’a appliquée à sa vision dromologique des problèmes de la crise financière, de déréglementation du monde du travail, des flux de réfugiés, du tourisme de masse, de la crise de la démocratie et surtout de la crise de la famille. Pour Virilio, la vitesse n’est pas seulement le facteur décisif de notre avenir, mais avec la vitesse, notre destin tombe avec elle. »
Citons aussi le début de cet article d’Andrea Mubi Brighenti qui confirme que la ligne éditoriale de Dromologie ne fait pas dans le panégyrique mais se veut « résolument critique » et « se méfie toute idéologie » (Thierry Paquot). Dans son article «La vitesse du pouvoir », le sociologue italien introduit en ces termes le paradoxe Virilio : « La pensée de Paul Virilio inclut les notions de vitesse, de logistique, d’horizon négatif, de disparition, d’accident, d’implosion, d’aveuglement et de catastrophe. Son écriture se veut sombre et globale : tantôt elle coule exaltée et enlevée d’une image à l’autre, tantôt elle procède par aphorismes fulgurants. Dans son désintérêt pour les détails et les modulations trop subtiles du monde social, son style d’écriture correspond totalement à la perception de vitesse qui est au centre de sa pensée : ce n’est pas l’imagination – comme on le voulait en mai 1968 – mais la vitesse qui est arrivée au pouvoir. Paul Virilio est un humaniste qui fixe de son regard critique et nihiliste l’abîme de la technique. Son travail cherche d’ailleurs une complicité esthétique entre la catastrophe et sa dénonciation morale. C’est un paradoxe qui mérite d’être examiné. »
A lire aussi dans ce Dromologie #1 cet excellent article de Eirini Malliaraki : 2020, l’année du pic dromologique. L’ingénieure, conceptrice et entrepreneuse estime « que le moment est venu où le rythme d’accroissement de la complexité est si rapide qu’il devient lui-même un phénomène écrasant dans la noosphère électronique. » Elle rappelle que Virilio s’était inquiété de cette compression du temps et nous avait « avertis que nous souffrions d’une nouvelle forme de pollution qu’il appelle la contamination dromosphérique. »
Paradoxe de cette mise à distance de l’accélération, paradoxe qui est probablement celui des pensées visionnaires, Dromologie se projette déjà dans son #2 dont on peut découvrir le thème central sur le site du Musée de l’Accident : un projet scientifique et culturel inspiré d’une idée de Paul Virilio. Avec la vitesse, l’accident est l’autre grand concept théorisé et inspecté par le philosophe-artiste.
Dromologie 02 aura donc pour thème le Musée de l’Accident : « ce qui arrive » selon les mots de Paul Virilio. Il est possible d’y soutenir la publication d’un don si la pérennisation du projet vous semble importante.


L’ANTHROPOSCÈNE, PLUS SLOW MÉDIA QUE JAMAIS.
Oui, l’avantage de la formule Cahiers c’est qu’on peut prendre le temps.
Et il vous en faudra pour déguster à sa juste valeur les articles passionnants de cette revue passionnante en phase totale avec le projet éditorial de L’Anthroposcène.
Mais bon, 180 pages en un an, il y a pire comme challenge de lecture.
Justement. L’autre projet de ce post…
« Non sans ironie, cette publication sur la vitesse est annuelle »…
Eh bien, ma foi, qu’il soit dit ici une bonne fois pour toutes que la vitesse de publication de ce blog, elle aussi, sera… lente !
Bon, pas forcément annuelle, mais oui : sans stress ni pression !
Lente plutôt au sens d’irrégulière.
Ce blog n’est définitivement pas un… périodique.
Je le dis pour moi essentiellement, car je sais que vous êtes toujours au rendez-vous bien chers lecteurs fidèles.
Il y a en effet cette culpabilité permanente lorsqu’on crée une « publication » censée être un « rendez-vous » régulier. Il y a cette injonction permanente à publier.
Je souhaite m’en affranchir sans fermer ce blog.
Je souhaite définitivement du slow !
Dromologie l’a dit !
Le pouvoir est inséparable de la richesse et la richesse est inséparable de la vitesse (…) le pouvoir est toujours le pouvoir de contrôler un territoire par des messages, des moyens de transport et de transmission (…) Une approche du politique ne peut se faire sans une approche de l’économie de la vitesse.
PAUL VIRILIO
