Non pas percevoir les ambiances, mais percevoir à travers les ambiances

YVES MONNIER
Artiste Plasticien

Peux-tu nous expliquer ta démarche artistique sur le projet Still on the map : learning from Mississipi Delta qui fait l’objet d’une expo à Nice jusqu’à la fin de l’année 
De manière générale, je m’intéresse à la manière dont la conscience de l’environnement va influencer la perception qu’on peut avoir des images, des récits, et des paysages en général.

Pour ce projet spécifiquement, j’ai été invité par une scientifique, Jennifer Buyck, urbaniste à l’origine du projet Still on the map. Elle avait créé un groupe de scientifiques qui souhaitaient avoir un artiste pour participer à la recherche de terrain en Louisiane. Eux y allaient pour étudier l’évolution du delta du Mississipi, où les changements climatiques se voient en quelque sorte à l’œil nu. Un territoire sur lequel il y a énormément d’impact. Pour donner une idée, la ligne de côte entre 1955 et aujourd’hui a reculé de 21 kilomètres. Ils m’ont invité et je suis parti, de mon côté, à la rencontre des habitants, notamment la nation Biloxi-Choctaw. Ils vivaient sur une île de plusieurs kilomètres qui était habitée par 700 personnes jusqu’aux années 70. Aujourd’hui, l’île se réduit à une rue de 400 mètres, tout est parti à la mer et il reste 12 habitants. Dans tous les discours des Louisianais que j’ai pu rencontrer, ce qui est revenu souvent, c’est qu’ils parlaient de l’ouragan passé, des dégâts qu’ils étaient en train de réparer, et de la manière qu’ils ont à se préparer à l’ouragan à venir. C’est comme s’ils vivaient perpétuellement entre deux tempêtes. Et c’est cette idée de vivre perpétuellement entre deux tempêtes qui m’a intéressé. Parce que ça exprime une ambivalence : c’est violent, et en même temps on est dans un temps calme. Je me suis plus particulièrement demandé quel pouvait être le rapport spécifique à l’air que pouvaient avoir les gens dans ces paysages. Car dans les discours, ils parlaient souvent du vent qui se lève, du vent dans les maisons, de la manière que le vent a touché les maisons. J’ai donc engagé une série de photos sur les manifestations de l’air dans les paysages de Louisiane. C’est parti comme ça.

Quand tu dis l’air, tu parles aussi de l’ambiance ?
Oui, c’est ça : la perception de l’ambiance, de l’atmosphère entre deux tempêtes. Atmosphère au sens large. Un des laboratoires partenaires du projet, le CRESSON à Grenoble (Centre de Recherche sur l’Espace Sonore et l’Environnement Urbain) a comme objet d’étude les ambiances. 

Des ambiances plutôt sur des paysages que sur les états d’être de ces gens qui vivent entre deux…
Ce sont en effet des paysages, mais ce ne sont pas des images à regarder, bizarrement. Moi, je fais de la photographie pour les cinq sens. Ce sont des images qui sollicitent d’autres sens que la vue. Par exemple sur une image comme celle du fond de la rivière du Mississipi. On est au mois de mars et le niveau est historiquement bas. Il y a une sécheresse en fait : le Mississipi est 1,5m à 2m plus bas que son niveau normal. Le Mississipi fait 1,5km de large et 300m de profondeur. À l’embouchure, c’est gigantesque, il y passe des cargos, des barges etc, Donc 2m, sur cette surface-là, c’est énorme, en terme d’eau de volume d’eau manquante. Quand je prends une photo comme celle-là, j’essaie de me mettre dans l’ambiance sur le mode : qu’est-ce qu’on peut percevoir de ce qui s’est passé ici et qui a amené un tel paysage ? Et donc, on est sur la chaleur, la sécheresse, sur un ressenti qui est pour moi un ressenti corporel, de la peau. C’est pas pour l’esthétique visuelle. C’est à quel ressenti ça me renvoie. Et toutes les photos sont un peu prises de cette manière-là. 

Tu écris sur ton site : « mon travail est d’amplifier la perception de notre environnement actuel. » C’est ça aujourd’hui l’enjeu pour un artiste du XXIème siècle : amplifier notre perception plutôt que dénoncer ?
Non, ce n’est pas pour dénoncer quoi que ce soit. L’idée c’est plutôt de me faire le palais, d’affiner ma perception et ma sensibilité à travers ma pratique, témoigner de cela à travers mon travail esthétique et permettre à d’autres d’en faire l’expérience, et d’affiner. Quand on est face à mon travail de pochoir, on est vraiment dans des nuances. 

Peux-tu expliquer en quelques mots ce travail de pochoir, au centre de ton autre projet en cours STRATES, une enquête scientifique menée en collaboration avec des recherches artistiques portant sur l’approche sensible de l’atmosphère ?
Il s’agit au départ d’un travail de photographie numérique. Ces images, je les imprime sur des grands autocollants, en négatif noir et blanc. Il n’y a plus de nuances de gris. Elles sont poussées, contrastées à fond, en noir et blanc. Je crée donc le négatif de cette image et j’en découpe une partie que j’enlève : la partie qui va devenir la partie sombre. En découpant l’autocollant je libère une partie de la surface du pochoir, qui est collée sur des plaques de Fermacell (mélange de plâtre et de fibre de cellulose). Ces plaques de Fermacell sont déposées à l’extérieur. La zone protégée va rester claire, puisqu’elle n’est pas soumise aux éléments. La zone qui a été découpée à la forme de l’image va subir le passage de la pluie, de l’air et les dépôts de particules présentes dans l’air et dans l’eau. 

Ces grandes images négatives que je dépose dans les paysages, je les laisse de 15 jours à 6 mois. Dès que les autocollants commencent à s’enlever, je récupère les images, je les fais sécher, j’enlève la partie d’autocollant qui a protégé une partie du support, et je révèle le contraste entre la zone qui a été soumise aux éléments et la zone qui a été protégée.
Ça fait des grands tirages. Pour caricaturer, gris sur blanc. Je dis pour caricaturer parce que pour revenir à notre propos, ce n’est pas du tout un travail sur les nuances de gris. Si on regarde bien, on a du brun, on a du rose, on a du rouge. Et quand on rentre vraiment dans la nuance, on a les différents contexte de dépose. Ça peut être une fin d’automne dans une mangrove au nord de l’Isère, où c’est la décomposition des feuilles d’automne qui en transférant leur tanin dans le pochoir va créer du brun. Ça peut être les passages du vent chargé de sable du Sahara qui passent régulièrement dans la région Rhône-Alpes l’hiver maintenant depuis quelques années, et qui viennent faire un dépôt rouge-rosé. 

Sur ton site web, tu cites cette phrase de l’anthropologue britannique Tim Ingold : « on ne perçoit pas le climat, on perçoit par le climat. » Peux-tu préciser ?
En fait, ça vient d’une discussion que j’ai eu avec Nicolas Tixier, qui est aujourd’hui directeur du CRESSON. Pour lui, le gros virage dans l’étude des ambiances, c’est Tim Ingold, parce que avec sa citation « On ne perçoit pas le climat, on perçoit par le climat », ramenée à la question des ambiances, ce n’est plus percevoir les ambiances, c’est : qu’est-ce qu’on perçoit à travers les ambiances ? C’est comme s’il avait mis les mots sur des intuitions esthétiques que j’ai voulu exprimer par un travail plastique. Les déposes d’œuvre dans les paysages pour voir comment un paysage donné va matérialiser une image et révéler une facette donnée, c’est exactement la citation de Tim Ingold. Aujourd’hui, ça reste ouvert, mais c’est exactement ça : quelle connotation à l’expérience de vie qu’on fait au quotidien peut donner un environnement donné ? Et ça, ça change tout. 
Je m’avance peut-être beaucoup en disant ça mais, aujourd’hui, on fait l’histoire de l’art d’une certaine manière, on a conservé certaines œuvres par exemple, pour des questions de qualité esthétique, pour des questions de renouvellement de tradition, d’évolution dans quelque chose qui se veut assez linéaire, même si y a des sauts à certains endroits, mais qu’est-ce qui nous dit qu’en 2050 à 45° à l’ombre et avec un manque d’eau, ce sont ces œuvres-là qui vont parler aux gens ? Je pense qu’on sous-estime à quel point l’environnement dans lequel on baigne oriente nos choix culturels aussi. 

Ton travail d’artiste fait globalement écho à cette « crise des sensibilités » évoquée par Baptiste Morizot. Il a pour vocation de stimuler, voire de réveiller nos sens endormis ? 
Je ne dirais pas ça. A mon avis, les gens sont extrêmement éveillés, mais il n’y a pas d’espace pour qu’ils témoignent de ce qu’ils voient. Je pense qu’il n’y a pas d’endroit où parler de sensibilité aujourd’hui. Il y a peu d’espaces de parole comme ce qu’on est en train de faire via cette interview. Quand je dépose un pochoir, et que j’organise un révélé en appelant les habitants du quartier, en faisant venir les écoles, j’ouvre un espace d’échange. Et je ne culpabilise personne. Je ne leur dis pas d’aller arrêter leur cheminée, d’éteindre leur voiture diesel, ou de changer de chauffage au fuel. Ce n’est pas la question. J’ouvre un espace sur lequel nous échangeons sur leur rapport à l’environnement local, et tout le monde a quelque chose à dire. Les gens sont sensibles, c’est juste qu’il n’y a pas de lieu pour en parler. J’avais déposé des pochoirs au 10ème étage d’un immeuble. Nous voilà sur le toit au 10ème et nous allons voir les voisins pour en parler. Nous faisons la révélation et les gens en sont venus à parler chacun de leur pratique de ménage, et du rapport à la poussière. Chacun avait sa sensibilité spécifique, et ça se recoupait. Effectivement, le fait qu’il y ait le boulevard, en fonction des saisons, on ne peut pas ouvrir telle fenêtre, on ne peut pas faire traverser l’air quand on aère parce que sinon ça fait rentrer la poussière. Donc ils ont chacun certaines manières d’aérer leur appartement pour éviter d’aspirer l’air du boulevard. En fait, ils avaient une pratique de l’air qui était hyper élaborée, sensible, mais à part ce soir-là où nous en avons parlé parce qu’on était autour d’une œuvre, à aucun moment ils avaient témoigné de ça les uns envers les autres. C’est là où je peux dire que nous avions ouvert un espace.

Still on the Map : learning from Mississipi
Exposition photo au studio de yoga GäYoga
1, avenue Cyrille Besset, Nice
Jusqu’au 31 décembre 2022
Sur réservation 06 03 79 76 86

(Crédits photos : Yves Monnier)