RENCONTRE avec Geneviève Fontaine / tiers-lieux

MA VISION DES TIERS-LIEUX C’EST D’ÊTRE
DES STATIONS-SERVICES DE L’IMAGINAIRE

Geneviève FONTAINE
Docteure en Sciences Économiques 
Co-fondatrice de la SCIC TETRIS  
Coordinatrice du centre de recherche de TETRIS
Chercheuse associée à l’UMR GREDEG – Université Côte d’Azur

Quelle serait ta définition d’un Tiers-Lieu ?
j’aime bien la phrase qui dit : si tu penses avoir compris, c’est que je t’ai mal expliqué. Parce que les tiers-lieux c’est protéiforme. C’est comme tous ces mouvements sociaux quand ils démarrent et que il n’y a justement pas d’institutionnalisation et pas encore de cases vraiment dans lesquelles les ranger. Je dirais qu’il y a quand même des points de rencontre.
Premier point : l’accueil inconditionnel. Donc des lieux ouverts. Ce qui fait la différence avec un écoquartier. Un écoquartier n’est pas forcément ouvert. Avec le tiers-lieu, il y a un principe d’ouverture inconditionnelle. Ensuite, il y a une attention portée à une diversité de public, à faire en sorte qu’il y ait un cadre pour qu’une diversité de public puisse effectivement se rencontrer. 
Après la plupart des tiers-lieux ne sont pas des lieux où l’on vit. Ce sont des lieux où on vit la journée mais pas des lieux où on habite, où on réside. Il y en a quelque uns comme Sainte Marthe où on peut habiter aussi, mais c’est franchement pas la majorité. Des étudiants de Mulhouse qui sont venus nous voir nous ont qualifiés non pas de tiers-lieu mais de « triple lieu » parce qu’à Sainte Marthe on y vit, on y travaille et on y réside. 
Il y a d’autres endroits, c’est un espace de rencontre que tu crées mais qui va être assez éphémère. En fait, il n’y a pas besoin d’avoir un lieu fixe, déterminé, identifié, pour faire tiers-lieu. Tu crées un espace qui est tiers par rapport aux pratiques habituelles de travail, de loisirs, de vie, de rencontre et de mixité. Mais ce n’est pas le lieu qui fait le tiers-lieu. C’est avant tout une dynamique sociale, une communauté, un collectif. Par contre, ça apporte des spécificités intéressantes d’avoir cette possibilité de vivre sur place.

Le lieu est quand même un point important ?
En fait, un tiers-lieu justement c’est pas forcément un lieu. Parce qu’il y a des endroits, un tiers-lieu c’est plein de petits lieux distribués dans un quartier, comme à La Goutte d’Or à Paris. Il y a d’autres endroits c’est un espace de rencontre que tu crées mais qui va être assez éphémère. Tu le refais toutes les semaines, très régulièrement, mais l’endroit où tu vas te poser c’est relativement éphémère.  En fait, il n’est pas nécessaire qu’il y ait un lieu fixe, déterminé, identifié pour faire un tiers-lieu. Tu crées un espace qui est tiers par rapport aux pratiques habituelles de travail, de loisirs, de vie, de rencontre et de mixité. Mais ce n’est pas le lieu qui fait le tiers-lieu.
Nous on a été tiers-lieu SDF pendant un temps. On s’est défini comme SDF quand on s’est fait expulser des locaux de la Marigarde. Et ça n’a pas empêché de continuer. 
Un tiers-lieu c’est avant tout une dynamique sociale, c’est avant tout une communauté, un collectif. Et ça peut prendre plein de formes différentes du point de vue géographique ou physique. Les communes aiment bien imaginer qu’il faut qu’elles aient un lieu et qu’à partir du moment où il y a le lieu, il va s’y passer des choses. Et ça, ça ne marche pas.

Donc c’est une condition ni nécessaire ni suffisante finalement le lieu physique…
Le lieu n’est pas une condition. Alors au bout d’un moment quand même, c’est une condition nécessaire au sens où même si tu n’as pas un lieu tu as quand même un territoire. Par exemple quand je parle des tiers-lieux distribués dans plein d’endroits, c’est quand même délimité dans un quartier ; et ils n’englobent pas des petits lieux qui sont en dehors de la Goutte d’Or par exemple. 
Par conséquent, le tiers-lieu c’est un ensemble d’éléments et qui sont quand même situés. Il y a quand même toujours une situation. Ça n’est pas du nomadisme. Tu ne peux pas dire que tu as créé un tiers lieu, parce que tu te poses à l’autre bout du monde avec deux potes et que vous faites du coworking. A la fois c’est situé, mais ça ne nécessite pas forcément d’avoir la représentation qu’on a le plus souvent de cette situation, c’est-à-dire un lieu qui va tout regrouper et dans lequel tout va se passer. 

Pour autant, Sainte Marthe est un lieu très identifié. Est-ce que l’idée de vous installer physiquement en plein centre de Grasse c’était important pour vous ?
Non, à vrai dire c’est le quatrième lieu qu’on a localement.
D’abord, nous avons été itinérants, parce que nous n’avions pas les moyens d’avoir un local. Nous faisions plein de choses mais en s’appuyant sur les locaux des autres. Après, nous avons pris un local en centre-ville. C’est la première fois qu’on a parlé de tiers-lieux. Ensuite, Nous en avons eu un autre, un peu plus grand, à côté de Pôle Emploi à Grasse. Ensuite, nous avons eu ceux de la Marigarde où ça ne s’est pas bien passé. Pour finir, nous sommes arrivés ici, et c’est plus le fruit du hasard qu’autre chose. Ça aurait pu être ailleurs. Aujourd’hui, nous venons d’ouvrir un deuxième tiers-lieu à Gréolières. Surtout, nous savons très bien que nous sommes ici dans une relation toujours précaire au lieu. Lequel appartient à une congrégation religieuse. Or, le bâtiment est en vente, et nous n’avons pas les moyens de racheter. Du reste, nous aimons cette relation précaire. Le lieu bien sûr teinte le projet. Forcément, tu ne fais pas la même chose à Sainte Marthe ou quand tu es à la Marigarde, site qui n’a pas de terres. Mais en même temps, si on perd Sainte Marthe, le projet ne s’arrêtera pas.
C’est ça que je veux essayer de faire passer : le lieu physique dans lequel un tiers-lieu se déploie est le réceptacle d’une dynamique collective à un moment donné. 
Mais ça se trouve dans un an ou dans deux ans, nous serons plus ici… Alors que le projet politique sera le même, je pense, sauf si les gens veulent le changer. La base c’est quand même des gens qui se regroupent sur un projet politique. Ce projet politique pouvant être de faire du fric avec du coworking d’ailleurs. Tu as plein de tiers où c’est la base, pas forcément des projets politiques très transformatifs.

Donc, il y aussi une notion de projet politique. Au sens étymologique du terme ?
Oui, il y a une dimension politique. Un tiers-lieu, ça se mêle forcément de la vie de la cité. D’une manière ou d’une autre. Ça par contre c’est un incontournable. Après, c’est pas forcément disruptif de se mêler des affaires de la cité et ça peut vouloir dire renforcer l’imaginaire dominant actuellement. Celui du travail indépendant par exemple…
Donc, il y a l’accueil inconditionnel, le rapport très divers au lieu, mouvant, au cours de la dynamique, et il y a aussi comme point commun que ce sont aussi des lieux du faire. C’est pas juste un café citoyen où tu viens participer à des débats. Il y a toujours du faire. C’est quand même un des points importants : des lieux du faire ensemble, que ce soit sur le numérique que ce soit sur autre chose.

Donc la porte d’entrée n’est pas l’espace…
Il faut éviter d’enfermer ça dans le côté spatial. C’est pas juste un espace public. C’est le mélange entre ce qui s’y fait, le lieu, et les personnes et la communauté qui l’animent. C’est un peu plus complexe que l’on croit. Tu as beaucoup de mairies qui ouvrent un lieu et qui disent j’ai un tiers-lieu. Ben non, en fait, ça ne marche pas comme ça.
Après ce sont des espaces où tu acceptes une certaine plasticité, agilité. Si t’essayes de tout enfermer, si t’essayes de tout codifier, ça ne marche pas. Ça, c’est un peu difficile parfois pour les collectivités locales. Tu ne peux pas dire qui va le fréquenter, tu ne peux pas annoncer à l’avance que dans un an ou dans deux ans, on y fera ceci ou cela. Tu peux dire qu’on y fera des choses, qu’il y aura des espaces, tu peux avoir comme nous un champ d’activités. Pour nous, c’est autour de la transition écologique et même de la transformation. Mais si tu me demandes notre programme à six mois, nous ne l’avons pas. Et nous l’aurons jamais. Et si on l’a, c’est qu’on est devenu une MJC. 

On est sur un développement plutôt organique ? 
Oui c’est ça. C’est vivant. C’est un organisme vivant. Chez nous, je peux te dire qu’il y aura encore du bricolage, mais ce qu’il y aura exactement dans l’ensemble… Et puis, nous l’avons déjà expérimenté : l’atelier couture, à certains moments, il déborde d’activité, puis à d’autres moments il n’y a plus d’énergie dedans, il n’y a plus personne. Il n’y a plus rien, et puis hop il renaît à un autre moment. En fait, ce sont des espaces de possible que tu ouvres, et tu ne sais pas ce qu’il va se passer. Et tu l’acceptes. C’est aussi ça : une posture. Tu acceptes l’imprévu. Non pas comme quelque chose de négatif qui vient tamponner les projets que tu avais fait, les plans que tu avais montés, mais comme exactement ce qui doit se passer. C’est l’imprévu même si tu es bien sûr obligé de faire un petit peu de cadre des activités. Parce que si tu dis juste venez on verra ce qu’on fera ensemble, les gens ne viennent pas en vrai. 

Donner de grandes directions a minima ?
Des décisions et puis des outils de décision collective. Le fait de valider si oui ou non on accueille des cours de sophrologie sur le tiers-lieu par exemple. C’est un débat. 

Quel est ton regard sur ces poches de résilience tel que Meadows les envisage ? Dans une interview au webmédia Basta, Alain Damasio (Les Furtifs) disait : «  Créer une pluralité d’îlots, d’archipels, est la seule manière de retourner le capitalisme. »
La phrase de Damasio me parle énormément. Le projet de Tetris a commencé à être posé avant même que nous ayons l’idée de Tetris… C’était Évaleco au départ. En 2011, nous avions écrit un document et réalisé une carte mentale qui s’appelait L’espace des archipels. Avec l’ouverture de notre deuxième tiers-lieu à Gréolières, nous sommes vraiment dans une dynamique d’archipelisation.
Il s’agit de créer des lieux qui vont être différents à chaque fois, de par les modes de fonctionnement, de par les modèles économiques… mais qui sont en lien. Et pas seulement en lien institué, visible. Il y aussi ce côté très fort, pour moi en tout cas avec ce que nous avons fait à Tetris, à préparer une certaine résistance. 

Poches de résilience, poches de résistance ?
Je dis toujours que la voiture n’aurait jamais pu se développer s’il n’y avait pas eu les stations-service. Eh bien, si on veut changer d’imaginaire, pour renverser l’imaginaire capitaliste, il faut des stations-services dans lesquelles tu peux venir te recharger d’une autre énergie, d’une autre manière de penser. Dans ma vision des tiers-lieux, ces poches de résilience, qui ne sont pas que les tiers-lieux, c’est vraiment d’être des stations-services de l’imaginaire que j’aimerais voir prendre le pas sur le néolibéralisme. 
Et en fait, ce sont des espaces dans lesquels tu ne fais pas que discourir. Parce que l’imaginaire se crée aussi par les actes et en acte. Tu ne peux pas dire je vais créer l’imaginaire et puis après je vais agir, ça ne marche pas. L’imaginaire il naît des actes aussi, des petits actes. D’où la dimension politique, laquelle est sur la déconstruction. Elle est très clairement sur la déconstruction de l’imaginaire néolibéral, partout où il est. Ce n’est pas forcément la lecture que tu vas en avoir en entrant sur un tiers-lieu. Tu vas voir plein d’activités etc. Mais dans la manière dont elles sont construites, il y a toujours un questionnement sur une des facettes de l’imaginaire néolibéral. Rien que le fait que toutes nos activités soient à contribution libre et pas à prix libre. 

Tu peux préciser la différence entre les deux ?
Quand tu dis « prix », les gens restent dans l’imaginaire, tu ne les as pas décalés, ils sont en train d’imaginer combien ça vaut. Quand tu les mets dans une posture de contribution libre, tu décales ça. Je ne te demande pas le prix que ça vaut, mais qu’est-ce que tu es prêt à investir de toi-même pour que ça continue. C’est pas la même chose. Tu n’as pas prélevé dans un stock de ressources, en disant c’est bon, j’ai profité de la soirée, je mets tant. 
Parce que dès tu parles de prix tu enclenches dans l’imaginaire des gens le côté j’ai réussi à y aller et je n’ai pas payé. Tu enclenches le passager clandestin. Quand tu es dans la contribution libre, tu induis par la manière dont tu le présentes, et par le mot même, que si personne ne contribue, ça n’existera pas. Tu induis un engagement, une responsabilité vis-à-vis du collectif. 

Tu co-construis ?
Oui c’est ça. Par exemple quand on s’est confronté à la question du ménage. Est-ce normal que des gens fassent le ménage bénévolement quand ça fait l’objet d’une prestation ? Nous ne voulons pas invibiliser. Donc, nous avons mis en place une sorte de bourse du travail. Et nous avons créé une monnaie locale sur le lieu qui s’appelle la Marthienne (Ste Marthe). Ce faisant, on déconstruit un système qui a besoin d’esclaves pour fonctionner, et surtout d’esclaves invisibles. Surtout des femmes ou des personnes issues d’un parcours de migration. Donc on rerend visible le ménage, on en fait un outil de bourse du travail. Partant, on crée un outil dans lequel le travail devient une tâche que l’on accepte volontairement, en inscrivant son nom. En même temps, il y a un système de contrôle par les pairs parce que celui qui passe le lendemain, il voit bien que le ménage n’a pas été fait la veille. Parce qu’il y a beaucoup trop de choses dans les poubelles etc. Il y a une régulation collective pour ne pas qu’il y ait de passagers clandestins qui s’inscrivent et qui ne fassent pas les tâches. 
Sauf qu’après, si on paye en Euros et qu’avec ça les gens vont au MacDo… C’est là le rôle de la monnaie locale. Avec l’explication de ce qu’est cette monnaie interne au lieu et qu’avec cette monnaie, tu peux contribuer aussi au service solidaire, tu peux te servir à l’épicerie, tu peux acheter un vélo reconditionné… Tu peux contribuer à la vie du collectif en refaisant circuler cette monnaie à l’intérieur. Et tu peux même, quand tu es un des jeunes qui résident ici, payer ton loyer. 

En quoi un tiers-lieu peut-il être une poche de résilience ?
Il peut l’être uniquement s’il a une dimension politique transformative. 
Franchement, il y a plein de tiers-lieux qui sont tout sauf des poches de résilience. Tu as des endroits où on entretient l’imaginaire néolibéral. Ce n’est pas la catégorie tiers-lieu qui fait la poche de résilience. C’est le projet politique et les filiations. Aujourd’hui, on regroupe sous l’appellation tiers-lieu des espaces tiers qui viennent d’un tas de filiation. Entre les lieux intermédiaires de culture, les friches culturelles, les lieux anarchistes qui évoluent et s’ouvrent à différents publics, les lieux d’éduc pop, les lieux qui sont des espaces de coworking et qui essayent de devenir un peu plus pluriels… tu ne viens pas du même imaginaire, tu ne véhicules pas la même chose.
Aujourd’hui dans le mot tiers-lieu, tu retrouves des origines extrêmement différentes, dans le parcours des personnes. Tu as beaucoup de lieux qui ont quand même un lien avec la transition écologique. Mais la transition écologique, ça peut prendre tellement de formes différente, de la croissance verte à la décroissance en passant par un tas de choses. Et ça peut être parfois juste un tout petit peu réformateur par rapport au système dominant, et puis parfois au contraire être très transformateur, en tout cas se voir très transformateur. Ça va vraiment dépendre du projet politique. Les tiers-lieux ne sont pas des poches de résilience en soi. Et les éco-lieux ou les écoquartiers non plus du reste. 

En 2020, j’avais interviewé Emmanuel Druon pour notre webmédia autour de son concept d’écolonomie. Un industriel qui a littéralement transformé l’usine de fabrication d’enveloppes Pocheco en laboratoire de la transition. Est-ce que transformer l’existant peut être catalogué en poche de résilience ? 
En fait, ça va dépendre de chacun, tu ne peux pas généraliser. Et en plus ça dépend vraiment de l’intention, jusqu’où ça va dans le disruptif. Parce qu’on a aussi un tas d’entreprises qui mettent des ruches sur leur site, mais qui ne changent rien dans leur rapport extractiviste au monde. 

Certes, mais quand ça n’est pas cosmétique je veux dire…
Pour moi, il y a résilience quand ce que tu crées va permettre aux personnes, et à toi-même, de changer de rapport au monde. 
Quelque part, la production d’enveloppes est très intéressante parce que l’enveloppe c’est un objet du lien aussi. Certes, la manière dont on produit les choses, l’impact en terme de pollution notamment, est important. Mais aussi : qu’est-ce que je produis ? Est-ce que je produis quelque chose qui cherche toujours plus à individualiser les personnes et qui nie les interdépendances que nous avons : sociales, avec le reste du vivant etc. Ça dépend en fait.
Ça dépend si ce que tu fais permet de changer ton rapport au monde pour retrouver en fait plus que de la résilience. Pour y arriver, le pas qui manque, c’est de redécouvrir les interdépendances, et donc moi je parlerais de reliance. Oui, ce qui nous manque c’est avant tout la reliance : cette conscience d’être dans une relation d’interdépendance entre tous les humains, mais aussi avec tout le vivant.
Quand on parle de changer le territoire où l’on vit, il faut intégrer dans sa réflexion, il faut prendre en compte, le territoire d’où l’on vit. C’est-à-dire tout ce qui fait que quand tu te fais un café le matin, c’est pas anodin. Que quand tu enfiles ton jean délavé, c’est pas anodin. Pas juste parce qu’on te l’a martelé et que tu te donnes bonne conscience, mais parce que tu as vraiment ce sentiment de concernement vis-à-vis des personnes, des écosystèmes, qui sont impactés par ton comportement.  
Je n’ai rien contre que ce soit dans une entreprise, mais je questionnerais quand même à quel point ça permet de changer le rapport au monde. 
Je ne peux pas dire en général oui, en général non. Quand j’arrive dans un lieu, je regarde, j’essaie toujours de voir s’il m’amène à changer de rapport au monde ou s’il me ramène vers le fonctionnement dominant aujourd’hui, de l’individualisation, de la séparation.
Juste une anecdote. Dans notre tiers-lieu, pendant un moment on disait : on laisse les araignées vivre tranquille parce que comme ça elles nous aident à lutter contre les moustiques. Il faut faire alliance avec les araignées. Et puis au bout d’un moment, quelqu’un nous a dit : vous savez que quand une toile d’araignée est pleine de poussière, c’est qu’il n’y a plus d’araignée dedans. Puisque le principe même d’une toile d’araignée c’est que vous ne la voyiez pas. Si vous la voyez, c’est qu’elle est pleine de poussière et donc elle ne sert plus rien à l’araignée. C’est facile en fait de dire je laisse faire. Mais je ne m’en occupe pas en fait de l’araignée. Quand je dis je laisse la toile parce que vous comprenez, comme ça, les araignées elles nous aident, c’est qu’en fait, je ne me suis jamais vraiment intéressée à l’araignée. Sinon, je saurais que je l’aiderais justement en enlevant la vieille toile pleine de poussière. 
Changer de rapport au monde c’est dans des petits détails comme ça, je ne peux pas le dire différemment. Depuis que j’ai réalisé que je me donnais bonne conscience en laissant les toiles d’araignée, qu’en fait je n’en avais rien à foutre de l’araignée, ça change tout de suite les choses. Tu te dis : on n’a rien dépensé là, on n’a rien créé. Ce sont juste ces manières de voir, comment tu fais des pas de côté. En plus, on est aussi beaucoup aidé en ce moment par le fait qu’il y a beaucoup d’écrits qui aident les gens à faire ces premiers pas : Vinciane Despret, Baptiste Morizot… C’est quand même beaucoup plus simple aujourd’hui de tenir ce discours qu’il y a 10 ans. 

C’est aller au-delà du discours lénifiant sur la protection de la nature… L’araignée, je m’intéresse un peu plus à ce qu’elle est ?
Oui c’est ça, à ses besoins à elle. J’arrête de la considérer juste utile. Parce que quand je la considère juste utile pour moi, pour lutter contre le moustique, je n’ai absolument rien déconstruit de l’imaginaire libéral. Je suis encore en train d’extraire de l’utilité de la nature, je n’ai pas fait attention à ce qu’elle est. Et la symbiose, le fait qu’on va arriver à vivre ensemble, elle sera finalement bien plus performante si je m’intéresse un tout petit peu à ses rythmes de vie, à comment elle fait, et puis… dégage les toiles d’araignées qui t’embêtent aussi en fait !
En tout cas, tu apparais moins perché aujourd’hui quand tu évoques ces petits pas de côté. Il y a des jeunes qui cherchent, beaucoup de jeunes, en particulier ceux qui sont diplômés. Ils sont vraiment paumés. Ils sont en dissonance cognitive entre ce qu’on leur apprend encore à l’école, et les parents qui essaient de les projeter dans quelque chose dont ils ne veulent pas. Nous sommes beaucoup alimentés par ces jeunes qui viennent de partout et qui sont en recherche. Et qui passent leur temps à questionner, questionner, et questionner encore. Certes, beaucoup sur le genre, la sexualité, etc. mais aussi toutes les autres cases. On ne les croisait pas il y a 10 ou 15 ans. Il n’y avait pas cette vague de questionnements, d’interrogations. Pour certains, il y a de la colère, pour d’autres il y a un sentiment d’urgence, pour d’autres encore de l’angoisse. Ça prend plein de formes différentes. 

Une dynamique très positive aussi. Je pense au Manifeste Étudiant pour une Écologie Positive lancé en 2018… Paumés certes, mais ils savent aussi ce dont ils ne veulent pas, quitte à s’asseoir sur des années d’étude.
Oui, c’est vrai. Et puis sur le lieu il y a un autre principe : c’est l’égalité en dignité des savoirs. C’est-à-dire de ne pas considérer qu’il y a un savoir qui domine les autres. En termes de « savoirs académiques » qui domineraient les autres.

Signe des temps : le dernier dossier de La Revue T  qui titre « Travailler, est-ce bien raisonnable ? ». On parle quand même d’un média qui appartient à La Tribune et non d’un média alternatif. Es-tu optimiste quant à une transformation en profondeur ?
Le capitalisme en général est super fort pour récupérer les marges et réintégrer. C’est ce que Marx avait dit déjà en disant que le capitalisme est capable d’une subsomption de toutes ses marges. Il les vide du sens politique et il refait. Et tu vois déjà des tiers-lieux qui ressemblent à ça : on a vu des AMAP notamment. La Ruche qui dit Oui est une AMAP version capitaliste, avec capture de la valeur par un seul etc.
Aussi, je dirais : ne crions pas trop vite victoire. Car je pense que le combat va être rude. Il va être rude parce que par exemple quand on parle « congés illimités », ça n’est pas pour tout le monde. Il y a aussi la question de la justice là-dedans. Et pour l’instant, force est de constater que le système se rigidifie parce qu’il sent bien qu’il est attaqué. Et c’est sur les plus fragiles qu’il est en train de déverser toute sa haine. 
Donc, à la fois optimiste parce qu’il y a des choses qui bougent et ça n’est pas forcément aussi difficile qu’il y a quelques années. Et puis les lieux, c’est bon, ils sont déjà maillés. Les archipels, ils existent, d’un tas de manières, à la fois visibles et aussi plus underground. 
Ça c’est quand ça va. Et puis quand ça ne va pas, et ça peut être dans une même journée, je me dis on n’a plus le temps. Le problème c’est aussi la question de la temporalité. 
Il y a la question des injustices, et donc de la justice. Comment cette transformation reste-elle juste ? Et qu’est-ce qu’on appelle juste ? Il faut rediscuter de l’approche de la justice sociale, et environnementale etc… C’est absolument indispensable. Parce que tu as quand même une partie de l’humanité qui pense s’en sortir en sacrifiant l’autre. Ce sont là des questions de fond. 

Ça reste prégnant ? 
Dans les discours, oui, ça reste prégnant. Je veux dire, le Malthusianisme est toujours là. Si ça va mal, les plus pauvres n’ont qu’à mourir et puis ça ira mieux. Le capitalisme véhicule ça de toutes façons. Pour le capitalisme, la situation idéale c’est l’esclavagisme, il ne faut pas l’oublier. C’est son fondement. 
Et puis aussi faire très attention derrière toutes ces soi-disant innovations sociales. Les congés illimités ? Ok, on peut choisir le temps illimité, mais que reste-t-il des collectifs ? Est-ce que ce n’est pas encore une manière d’intégrer dans le capitalisme, dans la manière de voir, d’aller encore plus loin dans l’individualisation ? De séparation ? Chacun choisit ses temps etc… Aujourd’hui nos élèves, nos enfants, arrêtent de connaître du collectif à partir du collège. Au lycée, il n’y a plus de classes parce qu’il faut que chacun soit libre de choisir des parcours. Ok, mais est-ce qu’il reste un collectif de travail ? Pas forcément salarié… Est-ce qu’il reste un collectif de labeur ? pourrait-on dire si on prend Hanna Arendt…  Où est le collectif dans ces évolutions-là ? Est-ce que le collectif est réduit aux loisirs ? Ce sont vraiment les questions que je me pose. 
Positive parce que sinon, tu ne te lèves pas le matin. Sinon tu choisis le Jardin d’Épicure, tu t’enfermes avec de la bonne compagnie et t’attends que… Oui, suffisamment d’optimisme pour continuer. Suffisamment de pessimisme pour dire que la révolte des jeunes, il faut l’entendre. Et il faut les aider, parce que eux, ils sentent qu’il n’y a plus le temps. Et en même temps suffisamment réaliste pour dire attention le capitalisme nous a prouvé dix mille fois déjà qu’il est capable de récupérer tout ce qui naît dans ses marges pour se nourrir. 

Donc restons vigilants en clair serait un peu ton message…
Oui. Et  la dimension politique ! Il faut remettre du politique partout. Il faut remettre du politique dans le numérique, il faut qu’il y ait des débats, il faut qu’il y ait des délibérations. J’entends des jeunes qui disent moi je fais du numérique, il n’y a rien de politique dans le numérique. Tu ne peux pas dire ça ! C’est en train de modeler nos vies, tu ne peux pas dire que ce n’est pas politique. La vigilance c’est attention à ne pas faire disparaître la dimension politique, on en a éminemment besoin. On nous véhicule que les idéologies sont mortes etc. Mais on ne fait pas société sans politique. Et attention au capitalisme ! Il sait très bien faire ce genre de mouvement. Et donc attention aux leurres. Des choses qui nous paraissent comme un progrès et qui, en fait, nous isolent encore plus les uns des autres. 

Rester aussi dans une espèce de discernement donc à l’égard de ce qu’on peut nous présenter comme novateur, disruptif soi-disant…
Oui, garder l’esprit critique. La dimension politique, quoi. Et attention, le diable se cache dans les détails parfois !

(Crédit photo : Geneviève Fontaine et SCIC TETRIS /DR)